La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2019

•In 2019• Outside Les chattes sur un toit brûlant

Suspendu par des harnais à des cordes d'alpiniste, un petit groupe revêtu de combinaisons noires tapisse d'immenses lés le mur du fond de L'Autre Scène du Grand Avignon. La gigantesque photographie reconstituée révèle deux jeunes femmes entièrement nues, le corps magnifiquement cambré, posant fièrement sur chacun des deux pans d'un toit dominant en arrière-plan les immeubles d'une métropole contemporaine. C'est par cette œuvre, que l'on attribue à Ren Hang, que le spectateur est accueilli.



© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
Ainsi "Outside" se présente-t-il d'emblée comme la fête des corps sensuels mis à nu par l'objectif du dissident chinois faisant éclater le corset de la Chine psycho(f)rigide. La liberté des créations photographiques de l'artiste iconoclaste (non pas au sens premier de "qui condamne le culte des images", mais au sens second de "qui attaque violemment les traditions établies"), esthète de l'art "porno" (sic) autant dans ses clichés que dans ses poèmes, l'exposera à une surveillance en règle de la part du régime politique de Pékin.

Un autre dissident, Russe celui-ci, Kirill Serebrennikov, actuellement assigné à Moscou pour un procès kafkaïen à qualifier de "politique", met en scène les tableaux vivants de son ami chinois avec lequel des correspondances électives existent au-delà de son suicide. En effet, si la rencontre entre ces deux hommes est restée virtuelle, alors qu'une ébauche de projet théâtral était en cours, c'est que - à quarante-huit heures près - la mort par défenestration du Chinois en a interdit la réalisation.

Quand, sur une petite musique envoûtante jouée en live, la lumière ouatée se fait, baignant de sa douce étrangeté le plateau, un homme les jambes repliées devant lui regarde derrière une fenêtre donnant sur les toits. Comme dans un flash, le tableau d'Edward Hopper, Morning Sun - où une femme dans une posture similaire, figée dans la solitude, dirige son regard fixe vers une fenêtre, l'intérieur et l'extérieur étant saisis dans le même instant - se superpose. Énigmatique, l'ombre étalée aux pieds de l'homme va délivrer son secret.

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
La référence à l'allégorie de la caverne platonicienne pose les conditions de la liberté de l'être, condamné à l'enfermement dans un espace clos "tu ne vois que le mur du fond… tu ne vois que ton ombre… le savoir est dehors…". Ombres et lumières, dédoublement du dissident Kirill Serebrennikov condamné à voir la vie de sa fenêtre ; et pensant, par l'avatar de son ombre, à l'existence interrompue de l'autre dissident, Ren Hang, photographiant ses sujets nus sur les toits avant de se défénestrer.

Si la rencontre n'a pu s'effectuer dans la réalité, elle sera rendue effective sur le plateau où le poète chinois mort revit dans un échange direct avec son metteur en scène, incarné lui aussi par un prodigieux comédien du Gogol Center, troupe de Kirill Serebrennikov "retenu" à Moscou. Les deux histoires à distance, réunies par la magie de la représentation, sont si intriquées que l'une répond à l'autre.

Les toits photographiés par le Chinois où hommes et femmes confondus s'adonnent au plaisir, un couple faisant l'amour au bord du vide, la police politique débarquant pour arracher la photo gigantesque du mur, la citation de Ren Hang "la liberté, c'est quand tu es prêt à tout", et la perquisition manu militari de l'appartement du russe par le FSB (Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie, successeur du KGB soviétique) ne font qu'un.

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
La scène de la fouille de l'appartement moscovite, "enrichie" de celle du corps de son occupant, donne lieu à une chorégraphie esthétiquement époustouflante doublée d'un humour déconcertant. Le parti pris qui traversera toute la représentation, de créer du sublime avec les corps certes, magnifiquement dénudés et érotisés jusqu'à "l'incan(in)décence" gaiement assumée, mais aussi avec les moments dramatiques comme celui de la perquisition ou de la défenestration, tournée en envol poétique, est d'emblée palpable.

Voler et mourir, mourir et rester comme suspendu dans l'air flottant, s'élancer soi-même dans le vide en étant retenu par la main du poète mort pour éprouver la même sensation. Peur du noir et du vide, peur du vagin. Les niveaux d'interprétation, les sujets s'interpénètrent comme un regard poétique ouvrant l'imaginaire au réel et les confondant tous les deux dans le même mouvement.

D'autres fantômes sont convoqués comme celui du danseur russe Noureev (doté ici d'un faux gros cul pour mieux dire sa grâce intérieure), figure de proue de la marginalité libertaire et réalisateur du grand saut vers la liberté pendant la guerre froide, ou encore celui de ce photographe d'outre-Atlantique au travers du tableau d'une boîte berlinoise accueillant une cérémonie SM hard sur fond de musique techno.

D'autres tableaux encore, mettant en scène les shooting photos du poète chinois, montrent l'éclatante beauté des corps nus mis en exergue par des compositions florales à longues tiges, sous l'œil amusé et attendri de Ren Hang. Et même lorsque les deux artistes libertaires complices vont très loin dans l'évocation du corps exalté comme une source de plaisir et de beauté fragile (vagin s'ouvrant, anus papillon tremblant au rythme des vagues du tissu pelvien, bite érigée ou affaiblie par un filet de sang qui s'en écoule), ils évitent toute trivialité tant la transcendance poétique exalte le propos.

L'oppression du régime dictatorial - bien présente au travers du portrait tendre de la mère du poète protégée par le déni, de celui de l'imprimeur des photographies "scandaleuses" tremblant d'être poursuivi, ou encore la mention du Weibo chinois veillant "à la moralité" des contenus échangés - est facétieusement moquée par celui qui disait de ses œuvres qu'elles étaient comme des oiseaux vivants qui, sur le Cloud, continueraient à outrepasser les frontières.

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
Cette mise en abyme de deux histoires de reclus politiques - celui qui met en scène, celui qui est mis en scène - s'entrelaçant dans un hymne à la liberté des corps et des esprits hors de tout tabou, où poétique et politique se confondent, où souffle un esprit d'avant-garde artistique hors normes, fera sans nul doute date dans l'histoire du festival… Comme restera ancré le salut final de la troupe du Gogol Center unie autour du grand absent et arborant un immaculé t-shirt frappé de l'inscription "Free Kirill" soulignant le portrait du mentor "empêché".

"Outside"

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
Texte : Kirill Serebrennikov (Moscou).
Création 2019.
Mise en scène, scénographie, dramaturgie : Kirill Serebrennikov.
Assistante à la mise en scène : Anna Shalashova.
Avec : Odin Lund Biron, Alexey Bychkov, Yang Ge, Gueorgui Koudrenko, Nikita Kukushkin, Julia Loboda, Daniil Orlov, Andrey Petrouchenkov, Andrey Poliakov, Evgeny Romantsov, Anastassia Radkova, Evgeny Sangadzhiev, Igor Sharoïko.
Chorégraphie : Ivan Estegneev, Evgeny Kulagin.
Musique : Ilya Demutsky.
Costumes : Tatiana Dolmatovskaya.
Lumière : Serguey Koucher.
Spectacle en russe surtitré en français et anglais.
Durée : 2 h.

•Avignon In 2019•
Du 16 au 23 juillet 2019.
Tous les jours à 15 h, relâche le 18.
L'Autre Scène du Grand Avignon
Avenue Pierre de Coubertin, Vedène.
Réservations : 04 90 14 14 14.
>> festival-avignon.com

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.

Yves Kafka
Mardi 23 Juillet 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024