La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Gloucester Time, Matériau Shakespeare, Richard III" Crimes et machinations, une histoire de rois… interprétée "royalement"

D'abord le souffle puissant d'un dramaturge d'exception, William Shakespeare, pour s'emparer au XVIe siècle des combats fratricides opposant trente ans durant la famille des York à celle des Lancaster, avant que l'un d'eux, Richard duc de Gloucester, ne les surpasse en perfidie machiavélique… Puis un metteur en scène, Matthias Langhoff, pour, à la fin du XXe siècle, monter ce drame atemporel… Enfin, deux acteurs embarqués dans la première aventure, Frédérique Loliée et Marcial Di Fonzo Bo, pour remonter sur les planches en reprenant vingt-cinq années plus tard la mise en scène de leur mentor… Voilà de quoi est fait ce bouillonnant "Matériau Shakespeare".



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
D'emblée, on est immergé dans un décor fabuleux devenu, en 2022, une curiosité à lui seul. En effet, l'époque privilégiant les plateaux quasi-nus pour des raisons autant esthétiques que financières, on n'est pas peu surpris de découvrir une gigantesque machinerie de treuils et autres parquets inclinés commandés à vue par des techniciens faisant dérober sous les pieds des protagonistes le sol qui, au propre comme au figuré, à chaque instant risque de les engloutir. Jusqu'à la Tour de Londres que l'on devine en haut du monumental escalier, au-dessus du pont-levis. Une machinerie exceptionnelle propre à rendre compte des machinations qui vont déferler trois heures durant devant nos yeux fascinés…

Comme à l'époque du théâtre élisabéthain où celui-ci était lieu de rencontres festives, tout commence par un défilé d'invités qui, verre à la main, portable vissé à l'oreille, cameramen filmant la scène, rejoignent sourires de circonstance accrochés aux lèvres "le décor"… À l'exception cependant de la veuve d'Henri VI, bannie du royaume, qui sera, elle, évacuée manu militari par les agents de sécurité du théâtre, elle et son cabas plastique griffé "Bordeaux" où elle a entassé vaille que vaille quelques objets personnels… Ainsi est créé un continuum temporel, dévoilant au-delà des cinq siècles qui les séparent les coulisses des jeux de massacre pour la conquête du pouvoir… À quelques nuances près certes, quoique, en 2022…

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
L'entrée en jeu du jeune Richard, futur III du nom, ôte tout doute sur la mécanique interne qui bande ses ressorts. D'une lucidité avérée tant sur lui-même (il se sait manquer de "majesté", lui avec qui la nature n'a pas vraiment été généreuse), que sur ses congénères dont les familles respectives sont connues pour être des serials killers (cf. les meurtres en chaîne de la Guerre des Deux Roses où les York et les Lancaster se tuent comme qui rigole), il n'aura de cesse de trucider tous ceux et celles susceptibles de se mettre au travers du chemin le menant au trône.

Mais, meurtrier aux mains sales, là n'est pas son plus grand talent… Ce qui fait de lui un être exceptionnel de noirceur poussée à son incandescence, il faut le chercher du côté de sa capacité machiavélique à renverser les situations avec lesquelles il joue avec l'habileté d'un joueur d'échecs chevronné. Dans ce rôle, Marcial Di Fonzo Bo excelle, très à l'aise dans sa capacité à revêtir avec un naturel flippant le costume de ce "génial" orateur prédateur.

Que l'on en juge sur pièces… Richard, une fois s'être débarrassé "proprement" de ses deux frères (George de Clarence étant le premier dans l'ordre de la succession de leur autre frère, Édouard IV mourant, sera enfermé dans la Tour de Londres suite à une calomnie orchestrée, avant d'être poignardé sur ses ordres), réservera le même sort aux "deux bâtards de la Tour", ses deux neveux (les deux princes héritiers, fils d'Édouard IV), étouffés par ses hommes de main après avoir été déclarés illégitimes. Mais, mon bon Monsieur, on ne prend jamais assez de précautions, morts ils seront encore moins susceptibles de briguer la place qu'il lorgne.

Non content d'assumer, sans vergogne aucune, son rôle de "nettoyeur", Richard se (com)plaît à rouler magistralement dans la farine ses victimes avec un art de la parole à faire pâlir de jalousie les plus grands philosophes scolastiques. Ainsi, pour devenir roi, il convaincra de l'épouser, Lady Anne, pourtant en rage contre lui… Il faut dire qu'il vient tout juste d'envoyer à trépas son mari (le Prince de Galles, Édouard - et oui chez ces gens-là on porte le même prénom de père en fils en y ajoutant seulement un chiffre, cela certes peut rendre plus claires les successions, mais ne facilite aucunement notre compréhension… - fils d'Henri VI) et son beau-père (le roi Henri VI).

Avec un cynisme peu commun, en toute tranquillité, l'acteur endossant le rôle avec un naturel sans failles, se tourne vers le public pris comme confident : "Moi qui ai tué le Prince charmant Édouard, moi qui ne vaut pas la moitié de lui, moi qui ai tué de plus le beau-père, qui trouverais-je à mes côtés pour soutenir mon dessein d'épouser la veuve… à part le diable". Il épousera donc Lady Anne avec son consentement - les voies du Seigneur Maître étant impénétrables - avant de, le vent de l'Histoire tournant, l'envoyer à trépas, elle aussi.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Mais son art de duper ses victimes atteint son point d'orgue, lorsqu'il échafaude le plan ô combien douteux de convaincre sa belle-sœur Élisabeth, dont, faut-il le rappeler, il a occis deux de ses jeunes enfants sur l'autel de son irrésistible marche vers le trône, ce qui mérite, il est vrai, quelques "sacrifices", de lui donner en mariage sa troisième enfant, sa fille nommée elle aussi Élisabeth (cf. remarque plus haut), sœur des deux princes héritiers assassinés par ses bons soins. Il se confie à nouveau à nous… "Tu lui dis, ce qui est vrai : tu as éliminé ton frère, le duc de Clarence, en plus de ses deux fils à elle… Ce qui est fait est fait… Tu ajoutes : tu peux en réparation épouser sa fille pour honorer sa lignée. Ainsi tu enterres ses deux fils dans le ventre de sa fille…". Et… ça marche ! À peine Élisabeth, après avoir validé sa demande, a-t-elle tourné les talons, qu'il s'exclame : "Adieu folle qui se laisse ainsi flouer".

Mais les Dieux veillent… et les prophéties de Marguerite - la folle veuve au cabas - se réaliseront d'abord dans un cauchemar apparaissant par une sombre nuit à Richard, ensuite dans la réalité d'un champ de bataille mettant un terme à conforter ses ambitions "royales". Et il aura beau proférer dans un dernier élan de bravoure "Un cheval ! Un cheval pour mon royaume" afin de croiser l'épée avec celui qui va lui ravir son mariage avec Élisabeth, les dés qui, comme chacun sait, n'abolissent jamais le hasard, sont définitivement jetés…

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Et quand sur le plateau, débarrassé du cadavre de qui s'était rêvé roi pour longtemps, mais encore fumant des visions de la tête d'un noble traître exhibée à bout de bras, ou encore du corps démembré du duc de Clarence noyé dans un seau de vin, la troupe de jeunes comédiens pressés autour de leurs emblématiques aînés, vient saluer, on est aux anges… d'avoir assisté à une saga diablement meurtrière. Le crime exercé avec tant de talent devient pur réjouissement, surtout lorsqu'il est interprété si "royalement". Pour peu, on se serait cru convié à une représentation du théâtre élisabéthain…

Vu le samedi 5 février dans le cadre des représentations ayant eu lieu du 1er au 5 février 2022 au TnBA - Grande salle Vitez à Bordeaux.

"Gloucester Time, Matériau Shakespeare, Richard III"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Création 2021 - 2022.
Texte : William Shakespeare.
Reprise de la mise en scène de Matthias Langhoff (1995) par Frédérique Loliée et Marcial Di Fonzo Bo.
Nouvelle traduction : Olivier Cadiot.
Conseillère à la traduction : Sophie Mckeown.
Avec : Manuela Beltrán Marulanda, Nabil Berrehil, Michele De Paola, Marcial Di Fonzo Bo, Isabel Aimé Gonzáles Sola, Victor Lafrej, Kévin Lelannier, Frédérique Loliée, Margot Madec, Anouar Sahraoui, Arnaud Vrech.
Collaboratrice artistique : Marianne Ségol-Samoy.
Décor et costumes : Catherine Rankl.
Assistante aux costumes : Charlotte Le Gall.
Lumière : Laurent Bénard.
Perruques, masques : Cécile Kretschmar.
Maquillages, Maurine Baldassarl, Cécile Kretschmar
Décor construit par les ateliers de la Comédie de Caen sous la direction de Carine Fayola.
Durée estimée : 2 h 45.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Du 12 au 15 mai 2022.
Jeudi et vendredi à 20 h, samedi à 19 h et dimanche à 15 h.
La Villette, Grande Halle, Espace Charlie Parker, Paris 19e, 01 40 03 75 75.
>> https://lavillette.com/

Yves Kafka
Lundi 14 Février 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024