La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Festivals

Festival Trente Trente "Nos corps vivants" Une chorégraphie nommée désirs…

Faire corps avec soi semble faire figure de viatique naturel pour qui, danseur ou pas, entend vivre son existence hors des diktats de tous ordres. Là où l'affaire se complique c'est lorsque l'on prend acte que "je est un autre", voire plusieurs autres… Arthur Perole est l'un de ces chorégraphes élisant matière artistique de sa recherche d'identités. Dans un work in progress devenant l'objet même de la représentation, il explore devant nous - et avec nous - les étapes des constructions identitaires déterminant son être au monde.



© Nina-Flore Hernandez.
© Nina-Flore Hernandez.
C'est un corps mis au travail - comme on parle du travail de l'accouchement - qui, près d'une heure durant sur un plateau de deux mètres sur deux encerclé par les spectateurs inclus ainsi dans le noyau du dispositif, donne à voir sa matière brute à (re)modeler. Sans recherche esthétisante, outre le beau travail en live des lumières jouant sur son haut pailleté, et avec l'authenticité qui est sa marque de fabrique (cf. le prodigieux "Ballroom" consacré à l'univers de la fête), Arthur Perole offre là un solo saisissant d'humanité à vif.

Héritiers des vœux secrets parentaux et/ou sociétaux déposés en nous, assignés à une place déterminée par le sexe de naissance, le milieu social d'origine, ou encore les désirs et frustrations de nos géniteurs, nous ne pouvons conquérir notre identité propre qu'après avoir reparcouru le chemin. Parcours du combattant effectué non en solitaire mais sous le regard d'invités. Déjà Nietzsche en son temps avait eu la prescience de ce processus créatif en avançant que c'est en déconstruisant que l'on met au jour les mécanismes de la construction. De cette vérité en mouvement, Arthur Perole se nourrit pour se cogner aux parois de verre des déterminismes introjectés afin de "se découvrir" au terme d'une lutte à jamais inachevée.

© Nina-Flore Hernandez.
© Nina-Flore Hernandez.
Comme on travaille la pâte à modeler pour en éprouver la texture entre ses doigts avant de lui donner formes, le chorégraphe-danseur se lance dans "un corps-à-corps" sans escale autre que les pauses musicales ponctuant ses arabesques. Dans des contorsions exploratrices visant autant à déconstruire des acquis - collant à la peau comme un prêt-à-porter aux coutures trop ajustées - qu'à explorer de nouveaux espaces jusque-là interdits, il s'emballe, se déplie, se replie au rythme de la musique de Steve Reich scandant ses mouvements répétitifs.

Lorsque la musique devient lyrique avec un concerto d'Antonio Vivaldi, les lumières tamisées invitent alors le corps à se faire mélodie… avant d'être traversé de part en part par les accents endiablés d'une musique électro. Les expressions du visage oscillent entre sourires enjôleurs, éclats de rires et grimaces inquiétantes comme pour éprouver la gamme des états émotionnels constitutifs de la nature humaine mise à nu. Lorsqu'il tente de s'évader "carrément" de son pré carré hérité, en se débarrassant des pelures encombrantes, trois notes de musique retentissent pour le rappeler à l'ordre en le ramenant illico presto dans le périmètre prescrit.

© Nina-Flore Hernandez.
© Nina-Flore Hernandez.
Parvenant au prix d'efforts répétés à s'extraire des territoires assignés, il s'élance à notre rencontre, nous ses frères humains, spectres-actrices spectres-acteurs échos apaisés des fantômes qui l'habitent. Vivifié par les liens librement tissés, il advient alors à sa vérité, s'autorisant des exubérances "naturelles" jusque-là sous contrôle. Manteau de fourrure, minauderies souriantes, chanson d'amour pianotée sur un faux clavier, il exulte en tournoyant sur lui-même, bouquet à la main tendu vers nous, public complice de son accomplissement.

Le centre de gravité, lui permettant de tenir debout, face à nous sans les étais d'usage, semble alors pour un temps trouvé… Accompagnant ce travail dantesque - la recherche d'identité est un sport de combat - des voix iconoclastes de la littérature et du monde des arts diffusent leurs petites musiques trouant la pensée commune.

Que ce soit Marguerite Duras qui, après avoir brossé un tableau très sombre des horizons 2000, rebondit sur une dissidence salutaire : "Et tout recommencera, comme ça, par une indiscipline, un risque pris par un homme…". Ou Jeanne Moreau, faisant part de la dualité actrice/personne vécue dans sa chair et assumée pleinement. Ou bien Guillaume Dustan, l'énarque homosexuel, vent debout contre l'ordre bourgeois incarné par sa classe d'appartenance et prônant "la cohabitation pacifiste de l'homme et de la femme au sein d'un même corps". Ou encore, l'historienne de l'art, féministe et lesbienne, Elisabeth Lebovici s'insurgeant contre les effets pervers du langage patriarcal hyper normé, courroie de transmission des structures de domination.

D'où parle-t-on ? Ce corps que la société voudrait, par souci d'ordre, nous voir impérativement habiter, est-ce le nôtre, l'avons-nous choisi, ou avons-nous reçu l'injonction délétère de nous y soumettre ? L'interprétation à fleur de peau d'Arthur Perole est à prendre comme un élément de réponse à la question obsédante des constructions identitaires. En effet, ce corps-à-corps livré avec "Nos corps vivants" ouvre sur la voie d'une épiphanie heureuse, celle d'une identité personnelle à conquérir de haute lutte.

Spectacle créé au Théâtre de Vanves (92), Salle Panopée, dans le cadre du festival "Faits d'hiver", le mardi 9 février 2021 à 16 h (dans le cadre d'une représentation réservée aux professionnels).
Vu à nouveau le mardi 25 janvier 2022 à 20 h 15 à L'Atelier des Marches, dans le cadre du Festival Trente Trente de Bordeaux-Métropole-Boulazac.

"Nos corps vivants"

© Nina-Flore Hernandez.
© Nina-Flore Hernandez.
Création 2021.
Chorégraphie et interprétation : Arthur Perole.
Musique live : Marcos Vivaldi.
Assistant artistique : Alexandre Da Silva.
Lumières : Anthony Merlaud.
Costumes : Camille Penager.
Son : Benoit Martin.
Régie générale/lumières : Nicolas Galland.
Production diffusion : Sarah Benoliel.
Durée : 50 minutes.

Festival Trente Trente,
19e Rencontres de la forme courte dans les arts vivants.

Du 18 janvier au 10 février 2022.
Billetterie : 05 56 17 03 83 et info@trentetrente.com.
>> trentetrente.com

Yves Kafka
Mercredi 2 Février 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024