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Festivals

Festival Trente Trente "Epurrs 360", "Troisième nature", "Comme un symbole", trois chorégraphies pour en finir avec le jugement identitaire

Le parcours de ce début d'après-midi bordelais, fertile en émotions "performatives", conduit des deux belles rotondes de La Halle des Chartrons et du Marché de Lerme - monuments historiques dédiés dorénavant aux manifestations artistiques - à L'Atelier des Marches de Jean-Luc Terrade, le créateur de ce festival. Des trois formes chorégraphiées, où les corps engagés expriment ce que les mots à eux seuls ne peuvent dire, ressort l'irrépressible désir d'en finir avec le jugement identitaire.



"Epurrs 360" © Pierre Planchenault.
"Epurrs 360" © Pierre Planchenault.
"Epurrs 360", du chorégraphe Francis Lambert, en complicité avec ses deux interprètes Wolf et Cyborg au surnom évocateur pour chacune des forces hybrides contenues dans son pseudo (homme-loup et homme-machine), renvoie à l'atmosphère des ghettos de Los Angeles des années deux mille où le Krump a pris racine. Utilisant à l'envi les codes de la rue, se lançant dans des battles effrénées, la puissance déployée par leur imposante stature et la maîtrise impeccable de leurs mouvements, font office d'uppercut savamment retenu.

Dès leur entrée en jeu, tapant rageusement dans un tas de poussières, baskets aux pieds et poings serrés, les deux danseurs affichent leur énergie débordante au-delà de l'intensité de la colère lovée en eux. Articulant leurs figures chorégraphiées au tempo des grondements répétitifs de la musique électro, ils alternent marches désarticulées, mouvements saccadés et bras tendus poings en avant, sans jamais se heurter l'un à l'autre.

"Epurrs 360" © Pierre Planchenault.
"Epurrs 360" © Pierre Planchenault.
En effet, si l'expressionnisme appuyé des visages et des corps reflète les tensions emmagasinées en eux, les gestes et sourires fugaces échangés les associent fraternellement dans le même trip urbain libérateur. Il ne s'agit là aucunement d'un combat, mais d'un rituel impeccablement rythmé dont le but renvoie à une cérémonie païenne d'exorcisme visant à faire voler en éclats toutes servitudes et rejets enfermant. Une explosion pacifique qui résonne comme un puissant hymne à la vie.

"Troisième nature" © Pierre Planchenault.
"Troisième nature" © Pierre Planchenault.
"Troisième nature", des chorégraphes interprètes Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre, se présente comme une "in-forme" énigmatique recouverte d'une réplique de couverture de "sur-vie" argentée, sur laquelle viennent jouer les éclats de lumières jaune orangé s'accrochant à sa texture réfléchissante. Puis, imperceptiblement, la forme inanimée s'agite de mouvements la modelant, la sculptant, la faisant passer par des états indéterminés entre le minéral en fusion et les prémices du vivant bourgeonnant, règne végétal et animal confondus dans la même entité en devenir.

Ainsi, du magma originel naîtront des formes siamoises explorant l'espace, se chevauchant jusqu'à se distinguer insensiblement l'une de l'autre. Histoire plastique d'une parthénogenèse erratique, une forêt de bras et jambes entremêlés résonne comme une "annonciation", celle de l'avènement de sujets s'autonomisant en toute liberté.

"Troisième nature" © Pierre Planchenault.
"Troisième nature" © Pierre Planchenault.
Matière éminemment modelable, échappant à toute réduction d'interprétations préfabriquées, la métamorphose à vue de cette "Troisième Nature" s'inscrit dans les mouvements d'une poésie vivante dépliant ses secrètes ressources afin de mieux distiller un suc organique transcendant les genres.

"Comme un symbole" © Pierre Planchenault.
"Comme un symbole" © Pierre Planchenault.
"Comme un symbole", d'Alexandre Fandard, se propose de "danser" les représentations du jeune de banlieue, celles véhiculées sans vergogne aucune par la vox populi fière de sa suprématie et portant effrontément ses valeurs érigées en modèle universel. Vécu "ordinairement" comme un maillage de stéréotypes construits, le banlieusard à peau basanée est craint, dévalué, rejeté. C'est à ce portrait-robot le rejetant hors de la commune humanité que le chorégraphe entend redonner "droit de cité"… en l'éclairant sous différents angles… afin de mieux le déconstruire dans une chute pour le moins inattendue.

Vêtu des attributs identifiant à vue d'œil le sujet de sa recherche, ample survêtement et casquette vissée sur le crâne, il interprète les stéréotypes du jeune de banlieue, n'économisant aucun des traits stigmatisant ce rebut d'humanité honni par "la meute des honnêtes gens" (cf. "Chasse à l'enfant" de Jacques Prévert). Du mur de la cité encaissant ses coups de pied défouloirs, aux jets de canettes sur des cibles invisibles, de la piquouse rapide dans la pliure du bras, à l'errance désœuvrée d'une existence sans horizon d'attentes, de l'éreintement des trajets transiliens suspendus à la barre de rames cacophoniques, aux transes de la musique techno, toute situation est documentée chorégraphiquement, disséquée avec soin.

"Comme un symbole" © Pierre Planchenault.
"Comme un symbole" © Pierre Planchenault.
La musique stéréoscopique ne cessera… que pour "faire entendre" une autre musique, une musique improbable en ce territoire, un chant incantatoire empreint d'une émotion envoûtante entonné par celui même que l'entre soi bourgeois relègue volontiers dans les sous-sols de la civilisation. Un lied de Schubert, "Der Leiermann" - le même qui celui qui concluait "May B" de Maguy Marin -, s'élève dans la profondeur de sa nuit pour dire, dans un halo de lumière, que la beauté d'autres chants ne lui est nullement "étrangère". "Fini… c'est fini… ça va finir… ça va peut-être finir" (cf. la chute de "May B"), mais tout semble ici désormais possible…

Ces trois spectacles ont été vus dans le cadre du Festival Trente Trente de Bordeaux-Métropole-Boulazac le samedi 22 janvier. Le premier à 15 h à la Halle des Chartrons, le deuxième à 16 h 15 au Marché de Lerme et le troisième à 17 h 45 à L'Atelier des Marches.

"Epurrs 360" © Pierre Planchenault.
"Epurrs 360" © Pierre Planchenault.
"Epurrs 360"
Danse - Île-de-France.
Conception et chorégraphie : Fabrice Lambert.
Chorégraphie et interprétation : Wilfried Blé (WOLF), Alexandre Moreau (CYBORG).
Compositeur : Soulfabex.
Costumes : Rachel Garcia.
Assistante costumière : Elsa Depardieu.
Production : L’Expérience Harmaat.
Durée : 25 minutes.

"Troisième nature" © Pierre Planchenault.
"Troisième nature" © Pierre Planchenault.
"Troisième nature"
Création - Danse - Belgique (Bruxelles).
Concept, chorégraphie : Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre.
Interprétation : Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre.
Dramaturgie : Arnaud Timmermans.
Création lumières : Nicolas Olivier.
Musique : Raphaëlle Latini.
Régie générale : Aurélie Perret.
Costumes : Vanessa Pinto.
Compagnie Demestri & Lefeuvre.
Durée : 25 minutes.

"Comme un symbole" © Pierre Planchenault.
"Comme un symbole" © Pierre Planchenault.
"Comme un symbole"
Création - Danse - Île-de-France.
Chorégraphie, mise en scène : Alexandre Fandard.
Interprétation : Alexandre Fandard.
Création lumières : Chloé Sellier.
Création sonore : Rodrig De Sa et Alexandre Fandard.
Compagnie Al-Fa.
Durée : 15 minutes.

Festival Trente Trente,
19e Rencontres de la forme courte dans les arts vivants.

Du 18 janvier au 10 février 2022.
Billetterie : 05 56 17 03 83 et info@trentetrente.com.
>> trentetrente.com

Yves Kafka
Samedi 29 Janvier 2022

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