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Festivals

FAB 2023 "Giselle…" Anatomie d'un ballet mythique

À plus d'un titre, François Gremaud peut être taxé de fabuleux alchimiste… Après son mémorable "Phèdre !" - Carré Colonnes et Festival IN d'Avignon, 2019 -, le metteur en scène suisse revient en Aquitaine avec deux autres monuments du matrimoine, "Carmen." et "Giselle…", deux pépites de l'art lyrique inscrites en haut de l'affiche de cette huitième édition du FAB.



© Dorothée Thébert Filliger.
© Dorothée Thébert Filliger.
Dans ses très libres recompositions contemporaines, allant du théâtre classique de Racine, à l'opéra-comique de Georges Bizet, en passant par le présent ballet romantique d'Adolphe Adam (livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et de Théophile Gautier), le comédien metteur en scène suisse s'ingénie à allier (im)pertinents commentaires (de texte) et morceaux (de bravoure) choisis. Transcendant ainsi les œuvres originales pour les porter "sur un plateau" jusqu'à notre XXIe siècle, il rivalise d'une virtuosité et d'un humour hors normes en confiant à un orateur ou des oratrices le soin de conter dans des "conférences gesticulées" de haut de gamme (cf. Franck Lepage) les attendus des pièces inscrites au Panthéon des arts.

Si l'on ajoute à cette entrée en matière artistique que le concepteur de ce projet original sait s'entourer (comme pour "Phèdre !" avec Romain Daroles) d'interprètes (Rosemary Standley et Samantha van Wissen) excellant dans les rôles respectifs de Carmen et de Giselle qu'elles incarnent en se fondant dans leur modèle tout en s'en distanciant, on comprend que l'on tient là une manne précieuse propre à réjouir le spectateur le plus éloigné de l'opéra…

© Dorothée Thébert Filliger.
© Dorothée Thébert Filliger.
"Giselle…", vu ce soir-là, est un prototype d'ingéniosité créatrice. Sans édulcorer en rien l'histoire de cette comédie-ballet et, tout au contraire, en prenant grand soin de rappeler les grands moments de l'intrigue ainsi que le contexte qui a vu naître cette œuvre phare du romantisme français, l'interprète, superbe comédienne et ex-danseuse d'Anne Teresa De Keesmarker, aussi à l'aise dans le jeu que dans la danse, fascine. Transcendant littéralement le plateau de la Manufacture CDCN, accompagnée en fond de scène par un quatuor de jeunes femmes musiciennes rayonnantes, elles aussi, elle irradie de passion pour l'héroïne, cette jeune paysanne pauvre fidèle au-delà de la mort à son infidèle noble amoureux.

Pour introduire le spectacle, comme sortie tout droit d'un "Profil d'une œuvre" à l'usage des lycéens, mais en beaucoup plus drôle, la (fausse) conférencière se livre à une archéologie de ce ballet romantique… À l'origine, on trouve "La Sylphide", premier ballet où l'interprète, Marie Taglioni, danse sur pointes la totalité de son rôle aérien. Et c'est cette même Marie Taglioni qui va inspirer Théophile Gautier – auteur du livret – pour créer le personnage de Giselle incarnée par la danseuse Carlotta Grisi dont, soit dit en passant, il est fou amoureux… En effet, face au "désenchantement du monde" (Max Weber) annoncé par les signes avant-coureurs d'un capitalisme prédateur, les Romantiques ont à cœur d'affirmer le recours à la beauté désintéressée des amours pures, si douloureuses, puissent-elles se révéler.

© Dorothée Thébert Filliger.
© Dorothée Thébert Filliger.
Avant que "le rideau" ne se lève sur le premier acte, l'oratrice-comédienne-danseuse nous présente les lieux (le décor étant réduit à une chaise sur un plateau nu, l'imaginaire est superbement convoqué…) et les principaux personnages (qui seront tous joués et commentés par elle). En toile de fond – on imagine – un château avec ses habitants, Le Prince, sa fille Bathilde et le jeune duc Albrecht. Côté Jardin (!), une modeste chaumière, celle de la jeune et belle Giselle au cœur fragile, et de Berthe, sa mère. Côté Cour (!), "un petit cottage, habité depuis peu par un certain Loys, qui, paraît-il (!), est un paysan"…

Émaillée de remarques énoncées sur le ton de confidences badines, l'histoire de "Giselle" nous est alors contée et dansée avec verve, humour, et envolées lyriques. Multipliant les anecdotes concernant les à-côtés de la représentation et les adresses directes – "Oui, à peine Giselle a-t-elle ouvert la porte que le public applaudit la ballerine, une sorte de convention un peu bourgeoise, c'est vrai, donc là évidemment, je comprends bien que…" –, la comédienne crée d'emblée une grande complicité avec son auditoire. Si bien que sa joie naïve de constater les prémices du fol amour entre l'héroïne du rôle-titre et le prétendu (vrai prétendant) Loys, devient par mimétisme la nôtre. Et la danseuse de se lancer dans des entrechats, des jetés, développés et portés aériens, interprétant les deux amants en état de grâce amoureuse.

Jusque-là tout va bien pour eux deux… mais un dernier accord de musique – "un peu grinçant" nous dit-on – laisse présager quelques embarras sans lesquels d'ailleurs l'histoire s'arrêterait vite. Avec des accents (faussement) shakespeariens, la comédienne confie alors : "On l'entend, il y a quelque chose d'un peu pourri au Royaume de Bismarck". Intuition qui est aussitôt validée par la mère de l'héroïne : "Dans la forêt noire, il y a une tombe. À minuit, les Wilis mortes d'avoir trop dansé sortent. Malheur au jeune homme qui passe, il dansera jusqu'à la mort", et que l'oratrice aura soin de documenter par un ajout savant, emprunté au poète Heine, traitant de la nature des esprits des jeunes filles mortes avant les noces.

Suivra, racontée sur un ton inénarrable, la découverte de la vraie identité de Loys qui s'est fait passer pour paysan afin de mieux approcher sa belle. Sauf que, sous son vrai titre de duc Albrecht, il s'avère être aussi le fiancé de Bathilde… Ce qui, avouons-le tout net, est de nature à compliquer sacrément les relations du trio sur le plateau. Surtout si l'on ajoute à ces trois amants, la personne du garde-chasse, Hilarion, lui aussi amoureux de la belle. Une situation folle qui aura raison du petit cœur fragile de Giselle…

© Dorothée Thébert Filliger.
© Dorothée Thébert Filliger.
Le deuxième acte, dont on nous dit qu'il se déroule "au cœur de la forêt profonde", avec des "teintes aussi froides et bleutées qu'elles étaient chaudes et dorées" à l'acte précédent, verra s'affronter la reine des Wilis, l'intransigeante Myrtha et Giselle, devenue, elle aussi, Wili par les circonstances, mais toujours folle amoureuse d'Albrecht (et vice versa). Citant à la rescousse de manière impromptue l'éminent philosophe Gilles Deleuze, le commentaire savoureusement savant – "L'art est ce qui résiste à la mort" – est accompagné d'une arabesque piquée, surlignée d'un trait d'humour familier ("piquée… et pas des vers") contrastant avec le sérieux de la citation précédente. Quant à la critique sociale portant sur les différences de classes des deux amoureux principaux de la belle, elle est épinglée joyeusement par le détail des bouquets déposés sur sa tombe. Pour le noble Albrecht ce sera un "immense bouquet de lys blancs, pour le garde-chasse Hilarion, de modestes marguerites.

Les figures époustouflantes, mêlant jetés, grands jetés, graciles arabesques, pantomimes de portés, entrechats, s'enchainent. On "voit" – tant la comédienne danseuse investit l'héroïne – Giselle danser follement devant nous avec son amant fou amoureux, et… s'envoler dans les cintres, l'amour terrestre d'Albrecht n'étant pas de nature à rivaliser avec la mort.

© Dorothée Thébert Filliger.
© Dorothée Thébert Filliger.
Qu'ajouter d'autre à l'interprétation exceptionnelle "en tous points" de la comédienne danseuse Samantha van Wissen, soutenue par un quatuor de virtuoses (flûte, harpe, violon, saxophone), se coulant à merveille dans le texte chorégraphié de l'espiègle François Grimaud afin d'en exprimer "l'esprit" ? Si bien sûr… revenir sur les trois points de suspension du titre à ne surtout pas passer sous silence. Ce sont eux qui, selon le propre mot de leur auteur compositeur, suggèrent "l'ineffable" de ce personnage mythique, renaissant métamorphosé devant nous… avant de s'effacer à nouveau dans les limbes du théâtre.

Vu le mardi 10 octobre à La Manufacture CDCN, dans le cadre du Festival International des Arts de Bordeaux Métropole (FAB).

© Dorothée Thébert Filliger.
© Dorothée Thébert Filliger.
Texte : François Gremaud d'après Théophile Gautier et Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges.
Musique: Luca Antignani d'après Adolphe Adam.
Concept et mise en scène : François Gremaud.
Interprétation : Samantha van Wissen.
Musiciens : Anastasiia Lindeberg (violon), Antonella De Franco (harpe), Héléna Macherel (flûte), Sara Zazo Romero ((saxophone).
Chorégraphie : Samantha van Wissen d'après Jean Coralli et Jules Perrot.
Son : Bart Aga.
Direction technique et création lumière : Stéphane Gattoni - Zinzoline.
Régie générale et lumière : Jean-Pierre Potvliege.
À partir de 14 ans.
Durée : 1 h 50.
François Gremaud, 2b company, Suisse.
Représenté mardi 10 et mercredi 11 octobre 2023 à La Manufacture CDCN.

Tournée
27 octobre 2023 : Theater in Thun,Thun (Suisse).
29 octobre 2023 : Théâtre du Passage - ADN, Neuchâtel (Suisse).
31 octobre 2023 : Theater, Winterthur (Suisse).
3 novembre 2023 : Theater Casino, Zug (Suisse).
18 et 19 novembre 2023 : Festival d'Automne, Théâtre de Saint-Maur, Paris.
21novembre 2023 : Théâtre, Cusset (03).
Du 26 au 31décembre 2023 : Théâtre des Célestins, Lyon (69).
30 janvier 2024 : Théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France (93).
2 février 2024 : ScénOgraph - Scène conventionnée Figeac Saint-Céré, Saint-Céré (46).
4 février 2024 : Théâtre, Mende (48).
Du 6 au 10 février 2024 : Théâtre de la Cité, Toulouse (31).
19 mars 2024 : Scène Nationale d'Orléans, Orléans (45).
21 mars 2024 : Le Quai - CNDC Angers (49).
10 mai 2024 : Opéra de Metz, Passages Transfestival, Metz (57).

FAB - 8e Festival International des Arts de Bordeaux Métropole.
A eu lieu du 30 septembre au 15 octobre 2023.
9 rue des Capérans, Bordeaux (33).
>> fab.festivalbordeaux.com

Yves Kafka
Vendredi 27 Octobre 2023

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