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Théâtre

Entre manifeste et ébullition créatrice, "V.I.T.R.I.O.L."* utilise la folie comme scalpel pour disséquer les cœurs

Incursion dans les strates de l'esprit humain. Peut-être. Épopée fantasque à la frontière de la réalité et du démesuré. Aussi. Mise au grand jour de l'engrenage étrange des rapports amoureux, des rapports sociaux, des fusions, des prises de pouvoirs, des dons. Oui. Extraire ce que l'on nomme Folie, crise de folie du carcan de la psychiatrie punitive pour en faire un des leviers incontournables des sentiments vrais, des sentiments puissants et réintroduire la marge dans la vie. Ce spectacle est si riche en pensées, en jeu, en émotions qu'il est difficile de l'enfermer dans une phrase.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
L'extraordinaire surgit toujours du banal. L'histoire ici, simple, raconte l'intrusion de l'ancien amant dans le couple que forme la femme avec son nouveau compagnon. Ça arrive. Un soir quotidien dans leur logement, il déboule. Il déboule chez eux, mais il déboule aussi chez lui puisqu'il fait partie du passé, et le passé fait toujours partie du souffle du présent. Et il déboule comme une tempête sur un lac sans risée.

Le texte de Roxane Kasperski et Elsa Granat s'écarte dès la première seconde de tout réalisme. Il prend aussitôt le point de vue de ce fantôme surgit du passé pour tirer les ficelles du présent. Et c'est le point de vue d'un homme en crise. Pas crise de jalousie non, pas si simple. Crise maniaque, dépressive, excessive. L'homme est client de la psychiatrie, entre psychotropes et électrochocs, mais on ne le sait pas tout de suite. On est juste emporté par cette vision intérieure d'une réalité qu'on perçoit comme un jeu de poupée, que les deux autrices parviennent à faire éclore.

La fascination pour ce qui se déroule sur le plateau opère dès les premières secondes et l'on se laisse emporter par ce théâtre extraordinairement physique, où l'action ne cesse pas, et qui pourtant laisse une place énorme au texte, au sens, à ce qui est dit. Et ce sont des avalanches de corps, de luttes qui s'enchevêtrent au verbe cru, élaboré, intelligent. Ce sont des suites de fulgurances que l'homme déclenche et subit, ce qui donne à la pièce un rythme haletant, surprenant, fascinant.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Les trois interprètes principaux investissent totalement et les personnages qu'ils jouent et l'espace qu'ils occupent. Une scénographie faite de sortes de tréteaux sur plusieurs niveaux, (et il y a par moments l'idée de ce théâtre de tréteaux qui ne s'adresse pas à des statues posées sur des fauteuils de velours mais à des passants dont il faut capter l'attention à chaque seconde) qui représente l'appartement du couple devant sur un cyclo immaculé où les ambiances lumineuses suivent les différents épisodes : un écran, comme un espace de projection de l'esprit.

Mais les trois musiciens, chanteurs, multi-instrumentistes qui participent à cette explosion collective avec leurs adaptations très originales, font autant partie de la fête. Ils sont autant personnages, jouent, et s'intègrent avec énormément de talent à l'action.

Pour continuer à faire haleter en permanence cette belle farandole d'invention, la mise en scène d'Elsa Granat fait preuve d'une rigueur millimétrée. Presque un travail de chef d'orchestre. C'est à cette condition que le travail corporel et vocal des acteurs parvient à faire suivre avec clarté les péripéties de l'histoire. Des péripéties qui sont autant actes réels que fantasmatiques visions mises en scène.

Dans cette recherche de théâtre à la fois intelligent et ludique, les deux autrices introduisent un pan de l'histoire de la psychiatrie avec des reconstitutions d'interviews ou des citations de Gilles Deleuze, Pierre-Félix Guattari, ainsi que de Franco Basaglia, psychiatre Italien dont le travail de toute une vie a permis la fermeture des asiles en Italie. Car ce spectacle est aussi un manifeste contre la psychiatrie carcérale et violente des HP. Le rythme du spectacle et la fascination pour l'excellent jeu des interprètes en souffrent un peu, mais ces quelques longueurs n'empêchent pas de garder en soi la puissance et l'extrême vitalité de la pièce.

Et puis, un chapeau particulier au talentueux Olivier Wermer qui interprète l'ancien amant, par le regard duquel tout se déroule et qui, sans doute de ce fait mais pas seulement, emporte avec lui, grâce à son jeu, tout notre affect, vital pour son personnage écorché.

* "V.I.T.R.I.O.L." : Visita Interiorem Terrae Rectificando Invenies Operae Lapidem… soit "explore tes entrailles et découvre le noyau sur lequel bâtir une nouvelle personnalité".

"V.I.T.R.I.O.L."

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Coécriture : Roxane Kasperski & Elsa Granat.
Mise en scène Elsa Granat.
Avec : Pierre Giafferi, Roxane Kasperski, Olivier Werner.
Musiciens : Fanny Balestro (violoncelle), Quentin Coppale (flûte traversière), François Vallet (percussions).
Collaboration artistique : Hélène Rencurel.
Scénographie : Suzanne Barbaud.
Lumières : Lila Meynard.
Costumes : Marion Moinet.
Construction décor : Yohan Chemmoul Barthelemy.
Production Compagnie Tout Un Ciel.
Durée 1 h 30.
Le texte comporte des extraits d'interviews radiophoniques de Pierre-Félix Guattari, Franco Basaglia et Michel Boussat.

Du 28 février au 29 mars 2020.
Du mardi au samedi à 20 h 30, dimanche à 16 h 30.
Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, Paris 12e, 01 43 28 36 36.
>> la-tempete.fr

Bruno Fougniès
Mardi 10 Mars 2020

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023