La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Entre chien et loup"… Entre accueil et viol !

S'inspirant grandement du film de Lars von Trier "Dogville", la metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy nous plonge dans les méandres d'une compagnie artistique avec ses exclusions, suspicions et abus autant sexuels que sociaux, à l'égard d'une réfugiée. Les travers de l'âme humaine sont mis à nu autour de relations humaines où le rapport "dominé dominant" en est l'axe central.



© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
Lumière toujours allumée sur les planches et dans le public. Le noir d'Antoine (1858-1943) a fait ses valises. La scénographie laisse apparaître un plateau découpé en différentes sections dans lesquelles chacune d'elles représente une salle. Là, des étagères sur lesquels sont disposées des statuettes, ici, une chambre avec son lit, plus loin, une pièce un peu vide et, en avant-scène, un coin avec son siège. Chaque quartier est habité par un ou plusieurs personnages même si ceux-ci se déplacent sur tout le plateau.

Tom (Matthieu Sampeur) débute en présentant la troupe et en exposant le thème de la pièce, celui de jouer un film qu'il ne nomme pas, qui est "Dogville" (2003) de Lars von Trier, en s'en inspirant, voire en y changeant la trame. La metteuse en scène Christiane Jatahy s'est appuyée, par le nom même des caractères et de son canevas, sur la création de von Trier en inversant la focale artistique, en s'inspirant du cinéma quand Lars von Trier s'inspirait du théâtre. Ce double miroir entre ces deux arts nourrit de bout en bout la mise en scène.

Cette superposition entre des vidéos et la pièce devient un entrelacement entre passé, présent et futur hypothétique, entre les songes et le réel, entre conscient et inconscient. Ce qui est projeté nous donne un autre éclairage de ce qui s'est réellement passé à un autre moment, avec de la domination, des propos tenus, des colères, un viol et aussi, a minima, une tentative de viol sur Graça (Julia Bernat), la réfugiée brésilienne. Au-delà du décalage temporel par rapport à ce qui se joue sur les planches, il y a aussi un décalage d'intensité. Tout est ainsi enchevêtré, le temps bouscule le récit pour mettre à nu toutes les facettes de la situation avec ses non-dits.

© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
Graça, présente au début dans le public et appelée par Tom, a fui le Brésil, son fascisme, terme qu'elle utilise, sa police et sa misère. De son histoire, on ne saura rien. Elle essaie de s'intégrer à la troupe moyennant quelques travaux qu'elle effectuera, c'est le deal qui est passé. Tout se passe bien au début, à défaut de quelques hésitations, car tout le monde l'accepte. La position de "dominé dominant" s'insère ensuite avec des abus, sexuels entre autres et de rejet au final. Elle devient le miroir des pulsions des uns et des autres. Elle est aussi victime d'une suspicion alimentée par une information d'un journal, non vérifiée, mais qui la condamne définitivement par tout le monde.

Cette disjonction entre vidéos projetées et scènes filmées sur l'instant est la différence qui existe entre choses cachées et choses vues. Les unes nourrissent les autres en leur donnant un éclairage complémentaire. Il y a parfois un décalage entre le texte qui était prévu et la réalité qui le bouscule avec les réactions de Graça remettant en cause la trame du film déjà établie par Tom. Et qu'il modifie comme si elle avait été le jouet de décisions déjà actées. C'est sur cette zone grise que s'articule la pièce avec ce mélange de fiction et de réalité.

Ces viols mettent en lumière le contraste entre les pulsions agressives que l'on fait porter aux "migrants" alors qu'elles sont uniquement le reflet de ce que révèle notre société, de ce que notre "inconscient collectif", réservoir de nos pulsions et, pour reprendre le terme de Jung (1875-1961), projette sur eux. À savoir nos peurs, nos rejets exprimés par de la violence physique et morale.

© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
C'est à travers toutes ces attitudes, dont l'une amoureuse de Tom pour Graça mais dictée par de l'égoïsme, que se dévoile le groupe dans son unité et ses individualités. Ce qui les séparait au début était cette exilée brésilienne qui a réussi à les réunir pour être finalement sujet de séparation, en les mettant face à eux-mêmes. Le jeu de Julia Bernat est tout en émotion. Elle est superbe d'incarnation. Son spectre va de la gêne à l'extraversion, de la timidité au sentiment de révolte, du rire à la colère, de l'enthousiasme à la tristesse et au désespoir. C'est dans toute cette gamme de sentiments qu'elle vit ses moments de rejet, de circonspection, de déception, de joie, de partage.

Tous les comédiens, au premier rang duquel Matthieu Sampeur, ont un jeu naturel frôlant presque l'improvisation. Puis les jeux deviennent très distincts avec celui de Tom, toujours très naturel, puis autoritaire pour être plus grave ensuite quand celui de Jacques, incarné par Philippe Duclos, est très lunaire et solitaire en opposition à d'autres qui sont stressés, nerveux ou agressifs.

Cette réfugiée aurait pu venir de Syrie, d'Irak ou de Libye pour parler de pays dont la presse avait fait état pendant des mois pour les faire disparaître des ondes. Nombre de gouvernements européens avaient refusé d'accueillir les "migrants", leur refusant même le titre de réfugiés pour les laisser mourir en Méditerranée ou échouer dans leur naufrage. Pour les Ukrainiens, toutes les frontières européennes s'ouvrent pour les accueillir. Et c'est heureux. C'est insulter toutefois les sentiments d'humanité qui eux ne font pas le tri des victimes à aider par rapport à leurs nationalités, leurs religions ou leurs cultures.

"Entre chien et loup"

© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
D'après le film "Dogville" de Lars von Trier.
Un spectacle de Christiane Jatahy, artiste associée.
Adaptation, mise en scène et réalisation filmique : Christiane Jatahy.
Assistante à la mise en scène : Stella Rabello.
Avec : Véronique Alain, Julia Bernat, Élodie Bordas, Paulo Camacho, Azelyne Cartigny, Philippe Duclos, Vincent Fontannaz, Viviane Pavillon, Matthieu Sampeur, Valerio Scamuffa et la participation de Harry Blättler Bordas.
Collaboration artistique, scénographie et lumière : Thomas Walgrave.
Direction de la photographie : Paulo Camacho.
Musique : Vitor Araujo.
Costumes : Anna Van Brée.
Système vidéo : Julio Parente Charlélie Chauvel.
Son : Jean Keraudren.
Collaboration et assistanat : Henrique Mariano.
Ce spectacle est déconseillé aux spectateurs de moins de 15 ans.
Durée : 1 h 50.

Du 5 mars au 1er avril 2022.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 15 h.
Représentations surtitrées en anglais les samedis 12, 19 et 26 mars.
Odéon, Théâtre de l'Europe, Ateliers Berthier, Paris 17e, 01 44 85 40 40.
>> theatre-odeon.eu

Safidin Alouache
Mardi 15 Mars 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | À l'affiche ter


Brèves & Com


Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023