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Théâtre

"C'est comme ça (si vous voulez)" Un Pirandello diaboliquement en équilibre entre vrai et faux

Dans cette pièce mal connue, Pirandello pose son regard ironique et inquiet sur la rumeur, les rumeurs. Celles qui courent un peu partout, de tout temps, qui naissent on ne sait où, se répandent comme une peste, sèment le mal qu'elles doivent semer et disparaissent aussi vite qu'elles sont venues. Pour cela, il invente l'arrivée d'un couple accompagné de la belle-mère dans une petite ville.



© Anne Gayan.
© Anne Gayan.
Les trois étrangers viennent du sud du pays, rescapés d'un village détruit par un tremblement de terre (Pirandello, Sicilien, connaît les colères du sous-sol). Le mari est secrétaire de la préfecture et, dès leur arrivée, les regards de toute la ville se posent sur ces nouveaux arrivants et s'étonnent de leur manière de vivre. Curiosité. Suivi d'hypothèses. Qui développent des interrogations, puis des soupçons, puis la nécessité de savoir ce qu'il en est réellement de ce couple et de cette belle-mère, à la fin !

Tout le monde s'en mêle donc. Et l'on suit la quête de ces bruits de couloir depuis la cage d'escalier qui sépare l'appartement de la belle-mère de celui de la famille de l'adjoint au préfet. Toute la pièce va se dérouler dans cet espace ingénieusement pensé par Thibaut Fack, un entremêlement d'escaliers sans fin qui ressemble aux escaliers infinis de Penrose. Le lieu de passage est magnifié et pousse les mouvements scéniques vers une sensation de vertige et d'absurde qui correspond bien à la folie qui s'empare de toute la société dans cette traque de la vérité.

© Anne Gayan.
© Anne Gayan.
Mais le but de Pirandello, en écrivant cette comédie vive et acide, n'est pas simplement de dénoncer cette avidité des humains à regarder dans l'assiette et dans le lit des autres. Il s'agit de pointer du doigt et de la langue le besoin de vérité. De la Vérité. Et, en face de cette "vérité" tant désirée par tous, l'horreur du "doute". Cette gangrène de rumeur des plus comiques au départ, transforme tous les personnages de la pièce, qu'ils soient simples citoyens ou notables, en inquisiteurs. Comme si ce doute entretenu par les déclarations contradictoires des trois étrangers provoquait chez eux des démangeaisons insupportables.

L'écriture grossit les traits des personnages, la mise en scène de Julia Vidit accentue encore cette surenchère caricaturale. Le comique explose tant le ridicule de ces personnages est poussé. Un ridicule qui est sous-tendu de tragique. En particulier pour un des personnages, le beau-frère de la famille de notables, spectateur amusé (sorte d'esprit d'Arlequin) qui ironise sur la frénésie de savoir dont tous sont infectés. Il n'y a pas qu'une vérité, prône-t-il. Pourquoi ne pas laisser le doute vivre tranquillement ? La belle idée de mise en scène pour ce personnage qui défend la liberté des apparences est d'avoir vêtu le comédien en femme : une femme avec tous ses atours qu'aucun autre personnage ne semble voir tel qu'il est, comme la preuve en acte que la vérité n'est pas forcément dans le visible.

© Anne Gayan.
© Anne Gayan.
Aux trois actes écrits par Pirandello, Guillaume Cayet ajoute un quatrième chapitre qui fait table rase du décor et nous propulse dans un "après" où cette quête de "vérité" pousse le peuple à la révolte, la recherche d'un coupable, d'un bouc émissaire (et quels meilleurs coupables que ces étrangers aux habitudes différentes venus du Sud comme aujourd'hui ceux que l'on nomme migrants ?). Alors tombent en poussière les apparentes règles sociales, transformant notables en pourceaux sauvages. Une façon de propulser la pensée corrosive de Pirandello dans le chaos futur des fake news, des dictatures du conformisme et des dangers de l'absolutisme et de l'intolérance.

Un développement qui fonctionne bien visuellement car il met en lumière le tragique souterrain de la pièce et rattache le propos de la pièce écrite il y a un siècle de nos préoccupations actuelles. Le huis clos éclate alors, on se retrouve dans une cave entouré par la révolte du peuple. Mais ce supplément, très pertinent, est affaibli par le côté un peu répétitif des thèmes que l'on avait déjà perçus dans les trois premiers actes.

Malgré cette petite lourdeur, ce spectacle fonctionne bien et toutes les comédiennes, tous les comédiens campent magnifiquement ces personnages ciselés dans l'absurde qui courent à perdre haleine dans une dynamique de pure comédie avec tempérament, talent et une bonne humeur communicative.

"C'est comme ça (si vous voulez)"

© Anne Gayan.
© Anne Gayan.
"C'est comme ça (si vous voulez)"
Comédie d'après Luigi Pirandello.
Nouvelle traduction : Emanuela Pace.
Adaptation et écriture : Guillaume Cayet.
Mise en scène : Julia Vidit.
Assistante à la mise en scène : Maryse Estier.
Avec : Marie-Sohna Condé, Erwan Daouphars, Philippe Frécon, Étienne Guillot, Adil Laboudi, Olivia Mabounga, Véronique Mangenot, Barthélémy Meridjen, Lisa Pajon.
Dramaturgie : Guillaume Cayet.
Scénographie : Thibaut Fack.
Lumières : Thomas Cottereau.
Son : Bernard Valléry.
Costumes : Valérie Ranchoux-Carta, assistée de Rose-Catherine Mariani, Alix Descieux Read, Ophélie Reiller, Jennifer Ball.
Perruques et maquillages : Catherine Saint-Sever.
Accessoires : Antonin Bouvret.
Construction décor : Bureau d'études Studio Cèdre, atelier de décor du Théâtre de la Manufacture de Nancy.
Durée : 2 h 20.
À partir de 15 ans.

Du 9 au 24 avril 2022.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 16 h.
Théâtre de la Tempête, Salle Serreau, La Cartoucherie, Paris 12e, 01 43 28 36 36.
>> la-tempete.fr

Bruno Fougniès
Mardi 19 Avril 2022

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

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© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

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Brigitte Corrigou
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La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023