La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Avant la France, Rien" Une vie d'exils… plongée intimiste à résonances universelles

En novembre 2019, Anne-Cécile Paredes présentait dans "Asile" l'itinéraire d'une exilée à la révolte enracinée. Un parcours - le sien - ayant conduit la petite Péruvienne de cinq ans en France, "terre d'accueil". Elle reprend ici sa proposition dans un dispositif simplifié, décapant le vernis "spectaculaire" pour mieux libérer le vibrato de ce récit "exemplaire". Sans rien rabattre de la force de son témoignage, cette forme délibérément intimiste porte à son incandescence l'exil, celui qui dérive des traversées liquides mais aussi celui que la pauvreté inclut.



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Comme certains portent à son faîte le chagrin des départs, accompagnée de deux artistes - Johann collecte la voix des autres, Sophie tisse et brode, les trois formant "le gang des Invisibles" -, Anne-Cécile se livre corps et âme, portant jusqu'à nous les "biographies des traversées", celles qui résonnent comme le cri universel des peuples ballotés par l'Histoire n'ayant que faire des pauvres gens. Des écheveaux de laine colorés, une lampe de bureau éclairant les éléments miniatures d'une existence à recomposer, des documents d'archives projetés, une musique captant les vibrations, une complice se muant en figure péruvienne haute en couleurs, autant d'éléments étayant sa parole, tantôt troublante, tantôt mordante.

L'adresse au public fixe d'emblée les enjeux de la performance… Loin d'un quelconque épisode de téléréalité préfabriquée de toutes pièces, la parole du témoin est conçue comme un levier pour déloger l'apriori, créer des réciprocités, une parole intime aspirant au statut de parole collective, voire devenir parole politique. Ainsi, en ouverture, l'artiste porte la parole édifiante d'un jeune Peul, originaire de Guinée-Conakry, ayant contre toute attente obtenu une réponse positive à sa demande d'asile, mais qui devra renoncer à poursuivre ses études de sociologie sur la terre d'accueil… il a perdu ses dossiers dans l'embarcation de fortune.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Le vif du sujet restant son parcours à elle, née plusieurs fois. Si la première naissance, la biologique, eut lieu à Lima, sa mémoire ne garde - apparemment - aucune trace de sa très jeune existence vécue dans la Capitale du Pérou. Sauf peut-être, buttes-témoins d'un passé refoulé, ce petit sac en cuir porté en bandoulière, contenant des mouchoirs colorés à odeur de lavande, cette boîte à musique miniature... "Ça fonctionne ainsi la mémoire", par fragments de discours ancien faisant irruption dans le présent.

À son arrivée en France, sa deuxième naissance, l'apprentissage en grande section de la langue "étrangère", le français, destinée à recouvrir sa langue maternelle. La violence du processus d'acculturation décuplée par l'omniprésence des crucifix terrifiants et les baisers humides des bonnes sœurs. Heureusement, il y avait la télé qui trônait… et les barquettes de Nutella, les plaisirs et les jours défilant semblables à eux-mêmes. Il y eut ensuite le Collège et la galerie marchande du Casino, promesse de la consommation à portée de main se dérobant dès son approche. La pauvreté s'affichant au travers de détails, le vin des carafes non terminées que sa mère engloutissait. Et puis, sa petite robe verte à pois blancs et son serre-tête que sa complice épingle en fond de scène, comme on assemble les pièces éparses d'un puzzle.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Fille de Républicains espagnols fuyant le franquisme, sa mère aussi avait connu les chemins hasardeux de l'exil, la répétition intergénérationnelle du même. Lui revient le rappel discriminant de ses origines par la dure loi de l'école très "primaire"… Tenter très tôt de jouer avec les représentations pour infiltrer le camp adverse devient la stratégie salvatrice du gang des invisibles… Même si le numéro 99 attaché à son matricule de sécurité sociale est là pour lui rappeler que, nationalité française acquise, elle restera à tout jamais "l'étrangère".

Marquant sa troisième naissance, le désir de dénouer les liens qui la tiraillent, de renouer avec un passé qui - décidément - ne passe pas. Cela prend la forme de ce voyage aux sources entrepris à ses dix-neuf ans… L'odeur entêtante de la ville oubliée et les saveurs présentes de la cuisine péruvienne, si elles lui apportent une bouffée d'air régénérant, ne peuvent à elles seules combler une béance de quatorze années désertées. Il faudra - et là des images "rétroprojetées" défilent sur un écran dans un fondu enchainé de noir et de couleurs - ce pèlerinage à haut risque dans l'île d'El Frontón, là où, le 18 juin 86, les prisonniers du Sentier Lumineux (dont son père) furent liquidés sans autre forme de procès, pour que le passé recomposé "revive". L'héritage est un flux qui déferle, l'affronter est une épreuve constituante.

Le sol se recouvre d'écheveaux de laine colorée comme autant de fils à retisser. Sa complice s'y attelle avec une détermination imperturbable, s'en recouvrant comme d'une seconde peau la métamorphosant en figure truculente de carnaval. Et tandis que cette dernière danse frénétiquement, rien ne semblant pouvoir enrayer son mouvement, la porte-parole des exilés se saisit du micro… Sortie de sa nuit, la colère saine et libératrice éclate au rythme d'une musique "déchaînée". L'armée des invisibles - exilés migratoires rejoignant exilés de classe avec lesquels immanquablement ils se fondent - fait entendre le cri du peuple recouvrant sa dignité trop longtemps confisquée. Et nous, témoins oculaires de ce drame en marche, sommes secoués par ces vibrations rageuses à forte résonance humaine.

Vu le jeudi 16 juin 2022, au Centre d'animation Saint-Michel de Bordeaux, dans le cadre de "CHAHUTS - arts de la parole et espace public" qui s'est déroulé du 8 au 18 juin, Quartier Saint-Michel et au-delà de Bordeaux.

"Avant la France, Rien"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Texte : Anne-Cécile Paredes.
Mise en scène : Cie Ola.
Création sonore : Johann Mazé.
Création costume : Sophie Fougy.
Création lumière : Éric Blosse.
Regard extérieur : Laurence Poueyto.
Regard extérieur chorégraphique : Julie Lefèbvre.
À partir de 14 ans.
Durée : 1 h 10.

"CHAHUTS - arts de la parole et espace public
A eu lieu du 8 au 18 juin 2022.

Association CHAHUTS
25, rue Permentade, Bordeaux (33).
contact@chahuts.net
>> chahuts.net

Yves Kafka
Mardi 28 Juin 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

"Bienvenue Ailleurs" Faire sécession avec un monde à l'agonie pour tenter d'imaginer de nouveaux possibles

Sara a 16 ans… Une adolescente sur une planète bleue peuplée d’une humanité dont la grande majorité est sourde à entendre l’agonie annoncée, voire amorcée diront les plus lucides. Une ado sur le chemin de la prise de conscience et de la mutation, du passage du conflit générationnel… à l'écologie radicale. Aurélie Namur nous parle, dans "Bienvenue ailleurs", de rupture, de renversement, d'une jeunesse qui ne veut pas s'émanciper, mais rompre radicalement avec notre monde usé et dépassé… Le nouvel espoir d'une jeunesse inspirée ?

© PKL.
Sara a donc 16 ans lorsqu'elle découvre les images des incendies apocalyptiques qui embrasent l'Australie en 2020 (dont l'île Kangourou) qui blessent, brûlent, tuent kangourous et koalas. Images traumatiques qui vont déclencher les premiers regards critiques, les premières révoltes générées par les crimes humains sur l'environnement, sans évocation pour elle d'échelle de gravité, cela allant du rejet de solvant dans les rivières par Pimkie, de la pêche destructrice des bébés thons en passant de l'usage de terres rares (et les conséquences de leur extraction) dans les calculettes, les smartphones et bien d'autres actes criminels contre la planète et ses habitants non-humains.

Puisant ici son sujet dans les questionnements et problèmes écologiques actuels ou récurrents depuis de nombreuses années, Aurélie Namur explore le parcours de la révolte légitime d’une adolescente, dont les constats et leur expression suggèrent une violence sous-jacente réelle, puissante, et une cruelle lucidité, toutes deux fondées sur une rupture avec la société qui s'obstine à ne pas réagir de manière réellement efficace face au réchauffement climatique, à l'usure inconsidérée – et exclusivement humaine – de la planète, à la perte de confiance dans les hommes politiques, etc.

Composée de trois fragments ("Revoir les kangourous", "Dézinguée" et "Qui la connaît, cette vie qu'on mène ?") et d'un interlude** – permettant à la jeunesse de prendre corps "dansant" –, la pièce d'Aurélie Namur s'articule autour d'une trajectoire singulière, celle d'une jeune fille, quittant le foyer familial pour, petit à petit, s'orienter vers l'écologie radicale, et de son absence sur le plateau, le récit étant porté par Camila, sa mère, puis par Aimé, son amour, et, enfin, par Pauline, son amie. Venant compléter ce trio narrateur, le musicien Sergio Perera et sa narration instrumentale.

Gil Chauveau
10/12/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024