La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

Berutti ou la figure de Protée

"Les femmes de Bergman", Théâtre des Salins, Martigues

Jean-Claude Berutti est pour la troisième et dernière année consécutive artiste associé au Théâtre des Salins. Toutefois, depuis la fin de son mandat à la Comédie de Saint-Étienne, il est véritablement devenu un comédien et metteur en scène européen. Et le suivre dans une de ses très nombreuses créations européennes (quand elles ne sont pas internationales) relève du défi sportif. Pour cette fois, il signe à Martigues une très belle mise en scène du Russe Nikolaï Roudkovski, "Les femmes de Bergman". Celle-ci fut d’abord jouée au ZKM de Zagreb (1) en avril 2013 avec des acteurs croates. Ce sont ces mêmes comédiens qui interprètent la pièce en français.



"Les femmes de Bergman" © D.R.
"Les femmes de Bergman" © D.R.
Voir le travail de Jean-Claude Berutti est toujours une expérience. Car on ne sait pas à quoi s’attendre. Ni dans le choix du sujet ni dans celui de l’auteur. Il nous attrape au détour d’une œuvre, très souvent contemporaine et parfois peu jouée en France. C’est le cas de cette pièce, Les femmes de Bergman. Fidèle à ses choix lorsqu’il était directeur de la Comédie de Saint-Étienne, Berutti est dans l’exact prolongement de ce qu’il avait déjà mis en place : ouvrir le plus possible la scène française à l’Europe. Et il amène avec lui un sujet et une façon de jouer bien différents de ce qu’on a l’habitude de voir.

"Les femmes de Bergman" © D.R.
"Les femmes de Bergman" © D.R.
La pièce commence comme le film d’Ingmar Bergman, Persona (2) : une chambre d’hôpital, ici qu'on aperçoit à travers un voile. L’espace est confiné, voire étouffant. Il est occupé par deux femmes, l’infirmière et la malade. On apprend par une sorte de narrateur omniscient (situé hors scène) que cette dernière est cantatrice, mais qu’elle a perdu sa voix. Elle restera muette tout le temps de la pièce. Au-delà de sa difficulté, cette particularité physique confère au rôle une dimension singulière : il repose entièrement sur le corps de l’artiste. Jeu superbement mené par la comédienne Croate Lucija šerbedžija. L’expression dramatique qu’elle arrive à dégager (par le regard notamment) crée une tension, que le spectateur éprouvera jusqu'à la fin.

Mais cette tension ne pourrait aussi bien fonctionner sans la présence de Ksenija Marinković dans le rôle de l’infirmière perverse. Le personnage qu’elle façonne est complexe et les interprétations multiples. La relation qu’elle entretient avec la malade ambiguë. Toutes deux agissent sur scène en véritable couple scénique, dont l’une ne pourrait exister sans l’autre. Leur jeu est généreux et ces comédiennes (renommées en leur pays) offrent un beau moment de théâtre malgré la barrière de la langue.

"Les femmes de Bergman" © D.R.
"Les femmes de Bergman" © D.R.
Reste l'auteur-narrateur, celui qui joue le troisième rôle. Situé en dehors de l'espace scénique, il est une sorte de démiurge qui raconte et commente les actions des deux femmes. Interprété par le comédien Frano Mašković, son fort accent croate crée une distance supplémentaire, presque un détachement. Nécessaire ici. Concernant son rôle, les interprétations peuvent être multiples. Il serait ce créateur qui se laisse dépasser par son œuvre qu’il tente pourtant en vain de contrôler. Et, apparemment, la tentation serait forte d’en changer le point de vue et de se piquer au jeu des personnages en devenant soi-même acteur du drame. Mais toutes ses tentatives avortent. Le créateur se laisse dépasser par son fantasme, qui finit par le manipuler.

Et pour le spectateur devenu voyeur, la pièce est jusqu’au bout oppressante. Car dans ce jeu de regardant-regardé, il ne peut tout à fait tirer le voile sur ces deux femmes et leurs intentions. Mais ne sont-elles que l’émanation de ce démiurge ? Un quatrième personnage, invisible cette fois, n’intervient-il pas ? Qui peut encore prendre le contrôle ? Dans l’équation, il ne reste que le metteur en scène qui réussit (sur le papier (3) comme à la scène) à surmonter auteur et narrateur. Le tour est génial et l’hommage à Bergman sublimé.

Au milieu de cette aventure qui dure tout juste une heure, le spectateur ne vaut pas mieux que cette pauvre cantatrice. Pris entre rêve et réalité, il est "bringue balloté", tel un funambule, sur la frontière invisible et si fragile du quatrième mur.

(1) Zagrebač Kazalište Mladih (Zagreb Youth Theatre) pourrait être l’équivalent du 104 à Paris, un centre culturel et artistique majeur situé en plein centre de la capitale croate.
(2) Film sorti en 1966 qui raconte l’étrange relation (troublante) qui unit une infirmière et sa malade. Cette dernière est comédienne, elle a perdu sa voix sur scène, en plein milieu d’une tirade.
(3) Jean-Claude Berutti a fait de cette œuvre une version scénique plus développée et a complexifié les relations entre les personnages, notamment entre l'écrivain et les deux femmes.


"Les femmes de Bergman"

"Les femmes de Bergman" © D.R.
"Les femmes de Bergman" © D.R.
Texte : Nikolaï Roudkovski.
Traduction du russe : Larissa Guillemet et Virginie Symaniec.
Adaptation, mise en scène : Jean-Claude Berutti.
Avec : Ksenija Marinković, Lucija šerbedžija et Frano Mašković.
Scénographie et costumes : Rudy Sabounghi.
Durée : 1 h.

Du 14 au 16 novembre 2013.
Théâtre des Salins, salle du bout de la nuit, Martigues.
>> theatre-des-salins.fr

Ce spectacle sera joué à nouveau à Zagreb en croate et en français cette saison.
Les partenaires de cette création "à part" préparent une tournée française pour la saison prochaine. Nous vous tiendrons informés.

Mardi 19 Novembre 2013

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024