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Lyrique

"Giordano Bruno" au Théâtre de Gennevilliers

Depuis le 14 avril, le T2G de Gennevilliers programme le premier opéra du compositeur Francesco Filidei consacré au procès du dominicain Giordano Bruno brûlé en place publique à Rome en 1600. Avec le baryton Lionel Peintre et l'Ensemble intercontemporain, l'opéra donné dans la production d'Antoine Gindt, créée à Porto en 2015, offre au martyr victime de l'Inquisition le monument digne de sa pensée.



© Philippe Stirnweiss.
© Philippe Stirnweiss.
Francesco Filidei, en résidence à l'Ensemble 2e2m en 2015, est un compositeur italien remarqué depuis longtemps. Né en 1973 à Pise, il s'est toujours intéressé aux problèmes de notre temps mais aussi à l'Histoire - la composition musicale étant, selon lui, un moyen de "s'interroger sur la vie" (1). Quand le directeur de la maison de production T&M-Paris (2), Antoine Grindt, lui soumet le cas de Giordano Bruno pour ce premier opéra, il en sent immédiatement la nécessité. La figure du libre-penseur attaché à la thèse de l'univers infini ne pouvait que toucher celui qu'on surnomme le libre-penseur du son, attaché à "conquérir la variété infinie des sons-bruits" (1). Le livret sera confié au philosophe Stefano Busellato.

La narration organisée en deux parties et douze scènes suit l'arrestation et le procès du philosophe avec des échappées régulières dans sa pensée de la matière en perpétuel devenir et de l'univers illimité - une conception révolutionnaire nourrie de celle de Copernic, que Galilée formulera aussi un peu plus tard.

© Philippe Stirnweiss.
© Philippe Stirnweiss.
Fidèle à une écriture musicale liée au traitement du langage, frappante par son classicisme et sa modernité, Francesco Filidei imagine une structure mathématique inspirée de la pensée dodécaphonique de A. Schönberg. Dans une ère dissonante et inharmonieuse, dans laquelle la pensée pythagoricienne d'un univers à l'agencement idéal (dont la gamme musicale est l'exacte transposition) ne serait plus opérante, l'œuvre devient l'ultime refuge.

Ainsi, le compositeur a conçu deux parties comprenant chacune six scènes (3), chacune écrite autour d'une note de la gamme chromatique. Deux gammes donc, l'une montante pour les scènes paires dominées par les voix féminines pour la pensée de Giordano Bruno, l'autre descendante pour les scènes impaires dominées par les voix masculines : celles du pape et deux inquisiteurs. Les deux trajectoires se rejoignant à la scène XII sur la note du commencement (Fa#) pour former un cercle : l'harmonie de la forme (4) comme pharmakon népenthès contre l'horreur du monde et avènement du haut langage.

© Philippe Stirnweiss.
© Philippe Stirnweiss.
Et le compositeur nourri de musique religieuse - il est organiste - héritier d'une riche tradition opératique - il est italien - livre une partition vraiment contemporaine, lyrique et parfois sarcastique, avec un instrumentarium qui ne craint pas l'hétéroclisme : outre les instruments classiques, les dix-sept musiciens de l'Ensemble intercontemporain (5) excellent à faire retentir tuyaux harmoniques, rhombes, buzzing bows, sifflets, appeaux et verres sous la direction précise du chef Peter Rundel.

Les sons ainsi produits organisent une texture qui convoque les quatre éléments fondamentaux : l'eau, la terre, l'air, le feu. Le chœur de douze chanteurs, acteurs à part entière, fait vivre aussi cette épopée intime et cosmique d'un penseur en avance sur son temps et inaccessible à l'ordre des puissants. Oratorio plutôt qu'opéra (c'est sa limite, la faute à un livret plus philosophique que dramatique), tissage subtil de voix, "Giordano Bruno" nous rappelle avec talent que l'art est la seule option dans notre enfer très humain.

© Philippe Stirnweiss.
© Philippe Stirnweiss.
(1) Citations extraites de "Francesco Filidei, Dans la peau du son" Editions 2e2m, 2015.
(2) Cet organisme a remplacé l'ATEM créé par Georges Aperghis (Théâtre Nanterre-Amandiers 1992-2001).
(3) La symbolique du chiffre XII étant bien établie dans une certaine conception cosmologique du monde (dont la pensée de l'alexandrin constitue un exemple).
(4) Forme conçue comme éloge, stèle ou hymne.
(5) Les musiciens sont installés derrière la scène et séparés par un rideau non opaque servant aussi d'écran vidéo : un très beau dispositif donc.


Spectacle vu le 14 avril 2016.

Prochaine représentation :
21 avril 2016 à 19 h 30.
En tournée :
26 avril 2016 au Théâtre de Caen.

© Philippe Stirnweiss.
© Philippe Stirnweiss.
T2G - Centre dramatique national de création contemporaine.
41, avenue des Grésillons, Gennevilliers (92).
Tél. : 01 41 32 26 26.
>> theatre2gennevilliers.com

"Giordano Bruno" (2015).
Opéra en deux parties et douze scènes.
Musique de Francesco Filidei.
Livret de Stefano Busellato.
En langue italienne surtitrée en français.
Durée : 1 h 40.

Peter Rundel, direction musicale.
Léo Warynski, direction musicale (19 et 21 avril).
Antoine Gindt, mise en scène.
Elise Capdenat, scénographie.
Daniel Levy, lumières.
Fanny Brouste, costumes.

Lionel Peintre, Giordano Bruno.
Jeff Martin, Inquisiteur 1.
Ivan Ludlow, Inquisiteur 2.
Guilhem Terrail, Pape Clément VIII.

Chœur : Ensemble intercontemporain.

Christine Ducq
Jeudi 21 Avril 2016

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