La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"La Cantatrice chauve"… Une merveilleuse et brève histoire du temps*

"La Cantatrice chauve", Théâtre de Belleville, Paris

En réponse à la Seconde Guerre mondiale, un nouveau courant littéraire émerge : celui de l'absurde. Des dramaturges, tels Ionesco et Beckett pour ne citer que les plus connus, s'interrogent sur le non-sens de la vie qui conduit inéluctablement à la mort. "La Cantatrice chauve" est la première pièce se réclamant de ce genre. Ionesco la définit même comme une "anti-pièce", c'est de l'"antithéâtre".



© Manuel Vidal, Martin Van Eeckhoudt.
© Manuel Vidal, Martin Van Eeckhoudt.
Une pièce où le "a" privatif prime. Une trame atemporelle. Le décor est constitué de rideaux d'horloges indiquant toutes un horaire différent. Les Smith affirment qu'ils n'ont pas l'heure. On ne sait pas à quel moment de la journée se déroulent les faits, ni combien de temps il s'écoule. L'action défile, s'arrête, s'accélère, décélère, se rembobine, se répète, se multiplie… Le temps se distord, se crée, se rompt, se réinvente.

Des personnages sans visage, qui sont interchangeables. Les hommes parlent d'une voix de femme, les femmes d'une voix d'homme. Le couple des Smith devient le couple des Martin et le couple des Martin devient le couple des Smith. La famille de Bobby Watson se compose uniquement d'individus portant le même nom de Bobby Watson.

Des dialogues sans logique, sans contenu, sans échange. Ce n'est plus du langage, c'est de la langue dans la forme la plus pure qui soit. C'est une association de mots, une suite de syllabes, de sonorités, un assemblage d'images... Le concret laisse place à l'abstrait. Le sens n'a plus sa place. L'esthétique le remplace.

© Manuel Vidal, Martin Van Eeckhoudt.
© Manuel Vidal, Martin Van Eeckhoudt.
Les corps sont sobres et élégants, vêtus de noir. Les visages clownesques, fardés de blanc et les pommettes roses, allusion aux farceurs de cirques. Car c'est exactement ça : une énorme farce, une farce qui se joue des conventions sociales. Ionesco ridiculise les codes de la société. Il caricature la bourgeoisie anglaise, les conversations insipides et inutiles où la banalité devient conformité…

Et la force du dramaturge est d'avoir déguisé son drame en comédie. Les artistes lui rendent honneur en invoquant le comique tout en sauvegardant l'aspect tragique. Sophie Le Garles, dans le rôle de la bonne, vous envoûte tout autant qu'elle vous émeut lorsqu'elle récite le feu. Vous ne pouvez détourner le regard de ses yeux qui s'emplissent de larmes. Les comédiens possèdent tous une vraie force de jeu, un pouvoir magnétisant qui vous tient pendant toute la durée du spectacle.

Une fois celui-ci achevé, vous ne pouvez qu'ovationner l'incroyable travail de mise en scène. Que vous ayez aimé ou non, vous ne pouvez pas nier la qualité de la prestation. Avec une synchronisation parfaite, les comédiens sont à l'écoute les uns des autres et à l'écoute d'eux-mêmes. Ils débitent les répliques à un rythme effréné mais tout en restant tout le temps parfaitement cohérent… dans la limite du possible en tenant compte du texte.

La seule critique que l'on peut émettre est peut-être cette sensation de longueur que l'on perçoit vers la fin. Enfin… même dans cet éventuel reproche, l'adaptation reste dans le thème : celui de la perception du temps. Un spectacle de théâtre où le terme d'acteur est trop réducteur ; nous voyons évoluer des performeurs. La performance s'apparente à une danse. Les membres de la compagnie Ubu Pop Corp' sont tour à tour comédiens, instruments, chanteurs, danseurs, conteurs… Un bonheur.

* Référence à Stephen Hawking, physicien théoricien et cosmologiste britannique, et son livre "Une brève histoire du temps" (A Brief History of Time).

"La Cantatrice chauve"

© Manuel Vidal, Martin Van Eeckhoudt.
© Manuel Vidal, Martin Van Eeckhoudt.
Texte : Eugène Ionesco.
Mise en scène : Judith Andrès.
Avec : Judith Andrès, Brice Borg, Sophie Le Garles, Sara Lo Voi, Luca Teodori et Célian D'Auvigny en alternance avec Martin Van Eeckhoudt.
Compagnie Ubu Pop Corp'.
Durée : 1 h.

Du 11 juillet au 15 septembre 2017.
Du mardi au samedi à 19 h 15 (relâche les 12, 15 et 16 août).
Théâtre de Belleville, Paris 11e, 01 48 06 72 34.
>> theatredebelleville.com

Ludivine Picot
Vendredi 25 Août 2017

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024