La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

Superbe "Tristesse" ou comment le soleil et la mort se regardent en face…

Par moment, c’est insoutenable. Ça frôle même l’indécence, tellement ça bouleverse et ça retourne. Silvia Berutti-Ronelt, la traductrice, Guy Delamotte, le metteur en scène, parlent à la fois "d’effroi" et de "fascination". Nordey, qui l’avait monté en 2012, en avait été très ému. De "Tristesse animal noir", l’auteur allemand, Anja Hilling dit l’indicible. Avec son équipe du Panta-Théâtre, Guy Delamotte réussit l’impossible.



© Tristan Jeanne-Valès.
© Tristan Jeanne-Valès.
Cette pièce se présente en trois volets, trois parties aussi différentes par leur ton, leur jeu et leur décor. D’où, certainement, une des difficultés majeures de ce texte : les comédiens doivent ajuster leur jeu ; le metteur en scène est (presque) tenu à chaque tableau de monter une nouvelle pièce tant le ton change ; et le spectateur doit bien évidemment s’adapter à ces changements de rythme. Mais ils arrivent comme une claque qu’on se prendrait en pleine figure.

Premier volet. Une partie de pique-nique, tout ce qu’il y a de plus banal.

©Tristan Jeanne-Valès
©Tristan Jeanne-Valès
Les choix scénographiques de Jean Haas donnent un cadre étonnamment réaliste : en fond de scène est projetée sur grand écran la vidéo d’un minibus Volkswagen avançant au cœur d’une forêt luxuriante. La voix innocente d’une petite fille plante le décor. On l’entend nous raconter l’arrivée de six personnages dans ce petit coin de paradis. Ils s’y installent avec leur barbecue et leurs bouteilles d’alcool : ils sont venus là pour partager un bon moment entre amis.

Et le spectateur se laisse volontiers embarquer dans leur euphorie. Très vite, on s’attache aux personnages : il y a la jeune mère, Miranda (Olivia Chatain), gracieuse et touchante à souhait avec son nourrisson. Il y a Paul aussi, son mari (Alex Selmane) ; il aime profondément sa femme qu’il défend face à Jennifer (Véro Dahuron), son ex-compagne, toujours un peu jalouse de cette relation. Avec son style un peu garçonne, cette dernière est campée avec un caractère bien trempé, pas tellement du genre à se laisser marcher sur les pieds. La description de son amant Flynn (David Jeanne-Comello) - tel un "ange édenté" - met du piment à la conversation.

Le couple homo Oskar et Martin (Timo Torikka et Thierry Mettetal) aussi est drôle et piquant. Tous ont leurs valises qu’ils trimbalent cahin-caha dans cette forêt. Tous réussissent à façonner leur personnage, à leur donner une réelle personnalité. À la fin de ce premier tableau, le piège se referme… on s’est déjà (beaucoup trop ?) attachés à eux. Vaut mieux. Parce que six, c’est beaucoup sur une scène de théâtre.

Deuxième volet ou comment faire de l’art avec la mort…

© Tristan Jeanne-Valès.
© Tristan Jeanne-Valès.
Le bruit est assourdissant. La lumière est aveuglante aussi. La forêt est en flammes, les personnages sont pris au piège. Le spectateur a chaud. Une lente descente en enfer l’attend. Pourtant ni le texte ni la mise en scène de Guy Delamotte ne manquent de poésie. Au contraire. Les personnages sont littéralement léchés par les flammes et happés par le décor sonore et visuel, un peu comme lorsqu’ils pensent que "Miranda crie et que le feu avale sa voix".

On salue au passage l’énorme boulot sur la lumière de Fabrice Fontal (ambiance rougeâtre et ombres chinoises) et le beau travail vidéo réalisé par Laurent Rojol (superpositions d’images très contrastées) : l’animal noir d’Anja Hilling s’incarne dans un galop infernal à tel point que le spectateur se laisse emporter et finit par vivre lui aussi la tragédie de l’intérieur. Les mots d’Anja Hilling se tordent dans la bouche de nos six interprètes. Pressés, ils sont éjectés, expulsés, finissent par se rythmer, se rythment à force et décuplent leur force en se rythmant… comme une symphonie… ou, non, un requiem bien sûr.

Mais est-ce la partie que nous retenons le mieux ? Pas sûr. Parce qu’au bout du compte on finit par s’habituer à la douleur comme on finit par s’habituer au décor.

Troisième volet, le plus étonnant et certainement le plus réussi.

© Tristan Jeanne-Valès.
© Tristan Jeanne-Valès.
Rien à voir avec les deux précédents. Cette partie est centrée sur les survivants de la catastrophe qui cherchent désespérément un moyen de se reconstruire. Le poids de la faute est lourd. On reconnaît à peine les quelques personnages qui restent tant ils ont l’air changés. À rôle nouveau, personnage nouveau, n’est-ce pas ? Chapeau bas d’ailleurs à Véro Dahuron (qu’on avait vue dans "Frida Kahlo" récemment au Musée de l’Orangerie) qui ne manque pas de nous étonner : d’une partie à l’autre, elle est à peine reconnaissable.

Au milieu de ces décombres, le metteur en scène a eu la bonne idée d’alléger un peu les tensions avec le témoignage vidéo sur le feu de forêt d’un "Raoul" et d’une "Josiane". Digne d’un J.T. de TF1 ! L’hyper réalisme rend évidemment la scène très drôle. Mais ce n’était là qu’une fausse respiration. Comment arriver d’ailleurs à survivre quand on a regardé la mort en face ? Ceux qui sur jouaient un peu dans la 2ème partie trouvent ici leur "voix" (je pense à Alex Selmane notamment). Mis à nu, la douleur est "à cru", le fil qui les reliait à la vie a été rompu. Et la mise en scène de Guy Delamotte suggère avec brio cet enchevêtrement, ce no man’s land duquel ils n’arrivent plus à sortir.

Quant au spectateur, il en ressort rincé et paradoxalement heureux d’avoir assisté à une si grande Tristesse...

"Tristesse animal noir"

© Tristan Jeanne-Valès.
© Tristan Jeanne-Valès.
Texte : Anja Hilling.
Traduction de Sylvia Berutti Ronelt, avec l’aimable participation de Jean-Claude Berutti.
Mise en scène : Guy Delamotte.
Avec : Véro Dahuron, Olivia Chatain, Alex Selmane, David Jeanne-Comello, Thierry Mettetal et Timo Torikka.
Et la participation de Viviane Jean et Vincent Garanger (le couple de la vidéo).
Décor : Jean Haas.
Costumes : Cidalia Da Costa.
Lumières : Fabrice Fontal.
Vidéo : Laurent Rojol.
Son : Jean-Noël Françoise.
Régie générale : Kévin Paniez.
Création en janvier 2014 au CDN - Comédie de Caen
Durée : 2 heures.

Les 11 et 12 février 2014 à 20 h.
Théâtre le Volcan, scène national du Havre, 76, 02 35 19 10 20.
>> levolcan.com

Lundi 10 Février 2014

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024