La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2019

•In 2019• La Brèche Histoire de jeunes gens (presque) ordinaires… reconstitution d'une scène de crime

Sur un plateau nu où seules les nappes de lumières et de sons créent la scénographie, se déplie sur quatorze années (1977 et 1991) l'histoire de quatre jeunes gens réunis dans la cave d'une maison de banlieue, lieu des rendez-vous où tout s'est noué et dénoué. Construit comme un thriller où le temps repasse en boucle "la scène" traumatique dans une répétition du même chaque fois décalé, l'effet hypnotique produit est amplifié par une interprétation au-dessus de tout soupçon des corps engagés des interprètes.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Sortie de l'imaginaire de la dramaturge américaine Naomi Wallace aux univers sombres, les protagonistes de la bande des quatre - Hoke, friqué, et Frayne, inséparables tous les deux, et Jude, jeune fille d'extraction modeste qui n'a pas froid aux yeux, accompagné d'Acton, son frère cadet souffreteux - se toisent, se rapprochent, s'affrontent dans un jeu cruel où aucune limite n'est de mise. Et ce qui ajoute à la violence omniprésente, c'est que tout se dévoile par énigmes sans que rien ne soit jamais montré.

1977. Jude, qui vit avec son frère et sa mère (le père est mort en tombant d'un échafaudage à hauteur de quatorzième étage sur un chantier du père de Hoke) dans la petite maison payée à crédit, sait d'expérience la violence des rapports de classe. Aussi ne s'en laisse-t-elle pas "compter" par Hoke en lui louant sa cave un prix correct pour qu'ils y viennent ensemble écouter leur musique. Hoke et Frayne, son pote adoubé, apparaissent des ados "normaux" aimant le sport et la musique. Ils ont pris sous leurs ailes, Acton, le frère asthmatique de Jude, moqué par les autres élèves du lycée.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
1991. La même odeur dans la cave où ils se retrouvent, après quatorze années de séparation, sous l'apparence de trois autres comédiens. En effet, les quatre ne sont plus que trois. C'est d'ailleurs à la faveur de l'enterrement d'Acton - c'est Hoke qui a réglé en bon prince les frais de l'incinération - qu'ils "refont surface" dans les soubassements du lieu où tout s'est joué des années auparavant, une nuit frappée d'amnésie. Tout est pour le mieux aujourd'hui, Hoke a deux beaux enfants et une très belle femme. Jude en a un, qu'elle ne voit que le week-end.

L'inquiétante étrangeté de la banalité ordinaire suintant des murs de béton brut envahit l'espace pour le saturer d'une angoisse palpable. Quelle "chose", frappée de forclusion pour être exclue d'emblée des conversations civiles, est inscrite dans ces murs qui en recèlent la trace "vivante" en eux ? Pourquoi Acton a-t-il suivi le sort de son père en se précipitant d'un pont dans le vide, sa mort étant un suicide "réussi" ?

En jouant et rejouant à l'envi l'histoire qui n'arrête pas de passer en eux, un peu comme le saphir bégayant d'un vinyle rayé, les allers-retours incessants entre les deux époques mises en tableau "révèlent" (au sens d'un laboratoire photographique argentique) peu à peu les contours de l'indicible.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Ils avaient scellé entre eux un pacte digne de Méphistophélès : sacrifier chacun ce qu'ils avaient de plus cher pour preuve de leur appartenance à leur communauté indivisible. Mais à ce jeu, ils n'étaient pas égaux. Le chien tué par un père peut, même si on était très attaché à lui, être assumé sans trop de dégâts quand, par ailleurs, on est assuré d'un confortable train de vie. En revanche, pour renoncer à sa rate, pourtant malade, le sacrifice n'est pas de même importance quand chaque moment du quotidien se paie cash. Et quand le désir sexuel vient s'en mêler, troublant encore plus les données du social, le drame est inévitable.

Hoke, PDG, à la tête de la fortune amoncelée par la société d'assurances et de produits pharmaceutiques dont il a hérité, n'a pas les mêmes armes qu'Acton, agent d'entretien dans une usine du premier, "bénéficiant" des cachets donnés généreusement par son ami pour calmer ses angoisses. Jude, dont la mère devait compter un à un les sous, interrompre les visites chez le dentiste, renoncer aux abonnements, ne joue pas non plus dans la même cour.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Le sacrifice exigé de ce qui tient le plus à cœur prend alors valeur de saut dans le vide pour ceux qui n'ont rien à offrir qu'eux-mêmes… Le frère souffreteux aimait sa sœur démunie plus que lui-même, que lui restait-il à offrir - autre que sa propre existence - une fois qu'il l'eut livrée à ses deux amis ?

Seulement, les choses ne sont jamais aussi simples. Cette scène occultée par la conscience de Jude, "bourrée" cette nuit-là et abusée tour à tour par Hoke et Frayne, l'un et l'autre trop timides pour tenter leurs approches à l'état normal, n'est pas le fruit du seul don du frère aimant à ses deux complices. Il se révélera être aussi celui d'un consentement, certes forcé…

La mise en jeu de Tommy Milliot est implacable. Dans le droit fil du drame écrit, il reconstitue avec une sobriété chirurgicale les minutes de cette traversée immobile d'une Amérique morcelée, schizophrène, où l'arrogante richesse fait violence à la pauvreté, où les défis de classe se soldent encore et toujours par la victoire insolente de ceux qui possèdent autant les codes que l'argent. Drame individuel acté par des corps en tension sur fond de tragédie sociale, les fragments de cette reconstitution d'une scène de crime ont valeur esthétique et éthique.

"La Brèche"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Création 2019.
Texte : Naomi Wallace.
Traduction : Dominique Hollier.
Mise en scène et scénographie : Tommy Milliot.
Assistant à la mise en scène : Matthieu Heydon.
Avec : Lena Garrel, Matthias Hejnar, Pierre Hurel, Dylan Maréchal, Aude Rouanet, Alexandre Schorderet, Edouard Sibé.
Dramaturgie : Sarah Cillaire.
Lumière : Sarah Marcotte.
Son : Adrien Kanter.
Décor et construction : Jeff Garraud.
"The MacAlpine Spillway (La Brèche)", de Naomi Wallace, est publié aux éditions Théâtrales.
Durée : 2 h.

•Avignon In 2019•
Du 17 au 23 juillet 2019.
Tous les jours à 22 h, relâche le 20.
Gymnase du lycée Mistral
20, boulevard Raspail.
Réservations : 04 90 14 14 14.
>> festival-avignon.com

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Vendredi 19 Juillet 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024