La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Para" Mort psychique d'un commis voyageur belge

Après son inclassable interprétation d'un missionnaire congolais - "Mission", accueilli au TnBA en janvier 2015 -, Bruno Vanden Broecke se glisse dans la peau d'un para-commando belge ayant réalisé une opération de maintien de la paix en Somalie, entre décembre 92 et fin 93. Une mission de quatre longs mois, celle-ci ayant marqué à vie ceux qui, partis avec des objectifs idéalistes, ont été confrontés tant à la vérité de la guerre qu'à leur propre vérité. Une expérience immersive, théâtrale et humaine, dont le spectateur non plus ne sort pas indemne.



© Thomas Dhanens.
© Thomas Dhanens.
David Van Reybrouck et Raven Ruël - auteur et metteur en scène de la trilogie africaine incluant "L'Âme des termites" - forment avec le charismatique acteur un trio de choc propre à déconstruire toutes les antiennes sur les sujets brûlants touchant à la politique coloniale. Après le (faux-vrai) témoignage d'un missionnaire catholique faisant part de la violence exercée par sa religion au Congo, ce sont les a priori des actions de maintien de la paix dans la corne de l'Afrique qui sont passés ici au tamis de l'Histoire…

… Ou plus exactement de la petite histoire, puisque c'est au travers de l'expérience sensible d'un ancien (faux-vrai) parachutiste belge - naguère brillamment sélectionné pour épauler l'ONU dans son objectif de pacification de la Somalie mise à feu et à sang par des guerres claniques - que se dévoilera l'envers de la médaille. Loin des propos policés et rassurants distillés par les autorités officielles (on pense immanquablement au "Cul de Judas" d'António Lobo Antunes racontant, lui, l'intervention portugaise en Angola), c'est l'effroi des exactions liées à toute situation de guerre libérant les instincts (in)humains. Et ce, sans que l'ONU au nom de laquelle l'opération est menée, n'y voie à redire.

© Thomas Dhanens.
© Thomas Dhanens.
Solidement campé sur ses deux jambes écartées, le colosse au crâne rasé va exposer son parcours. Plus vrai que nature, le para prend soin de situer le théâtre des opérations, montrant sur une image projetée ce petit pays de l'est de l'Afrique, coincé entre d'autres plus grands, ravagés eux aussi par des conflits ethniques et la famine récurrente. Suivra l'étape du recrutement et de la formation de l'élite - dont il fait partie - ayant l'honneur d'avoir été choisi pour, sous les couleurs de la Belgique, son pays, servir la noble cause de la paix.

"On te brise complètement, on te démolit, on te lave le cerveau. Parce que, dans un tonneau vide, on peut tout enfourner", dixit l'ex-sergent Nico Staelens, aujourd'hui professeur d'éducation physique à l'Athénée Royal de Bruxelles. Et, effectivement, ce qu'il raconte de son instruction militaire, le conférencier-para, peut se synthétiser en trois mots : humiliation morale, épuisement physique, obéissance aveugle. Tout ça bien sûr au nom des meilleures intentions : rendre opérationnelles les troupes d'élite du Peace keeping (maintien de la paix)… pouvant être aussi éventuellement celles du Peace enforcement (imposition de la paix, c'est-à-dire "tirer pour faire arrêter les autres de tirer").

L'ambiance virile dans l'UNIMOG (camion surarmé servant à patrouiller), les boyaux retournés lors des premiers sauts, les bons mots des gradés à l'égard des recrues arabes "enculeur de chameau, bougnoule, macaque", et la misère endémique du "pays d'accueil". Derrière les barbelés, les provocations récurrentes des jeunes Somaliens sans éducation…

Alors quand la presse s'indigne de la photo montrant deux soldats suspendre un enfant comme un méchoui au-dessus d'un barbecue, c'est de "bonne guerre", c'était juste pour lui faire peur… Et puis ces jeunes-là, ils se droguent au qat… Quant aux fillettes de douze ans, c'est leur père qui les livre aux soldats en mal de faveurs, tout ça pour une canette de coca…

Bien sûr, comme dans toute opération de maintien de la paix, il y a des "accidents". Une balle qui ricoche et une mère de quatre enfants mourant bêtement, des photos de paras qui s'amusent à pisser sur les gens… Mais ceci ne doit pas faire oublier qu'au lieu de manger le riz qu'on leur donne, "ils" le vendent pour s'acheter du qat ! Sans parler des armes qu'"ils" planquent ! Et puis, n'a-t-on pas pacifié la ville, rouvert les écoles et les échoppes ?

© Thomas Dhanens.
© Thomas Dhanens.
Bien sûr, il y a aussi ce crâne déterré et érigé en mascotte, cigarette plantée entre ses chicots pourris. Il y a cette fillette à la jambe brûlée par une grenade au phosphore. Ce terroriste au pied déchiqueté sur lequel je (sic) verse du tabasco pour qu'il sente bien son pied avant qu'on l'ampute… Mais les paras, morts pour rien, qui ont sauté sur une mine, que dira-t-on à leurs enfants ? Salle allumée, il explose. Ce à quoi il a affaire chaque jour depuis 25 ans, emmuré dans le mutisme et le désert qui s'ensuivit, ce sont ces scènes obsédantes, la culpabilité mordant sa conscience. Mais nous, "cultureux" (sic), le cul calé dans nos fauteuils, nous à la bonne conscience intacte, qui est-on ce soir pour le juger ?

La force de ce vrai-faux témoignage, porté par un homme-acteur authentique et puissant - au point de laisser penser qu'il a été ce para - est de susciter une empathie ouvrant sur le (non)sens. En le suivant dans son itinéraire, de son engagement idéaliste, à son "retour sur images", détruit, il dévoile que "les bonnes intentions" affichées par un état souverain peuvent conduire à "une sale affaire", collective et personnelle. Éprouver au travers d'une fiction l'ambiguïté de vérités pas bonnes à dire, insupportables, c'est là la vérité du Théâtre.

"Para"

© Thomas Dhanens.
© Thomas Dhanens.
Texte : David Van Reybrouck (édité par Actes Sud-Papiers, 2018).
Mise en scène : Raven Ruëll.
Avec : Bruno Vanden Broecke (Prix Louis d'Or avec "Para" en 2018).
Scénographie : Leo de Nijs.
Décor : KVS Atelier.
Lumière : Johan Vonk.
Son : Dimitri Joly.
Costumes : Heidi Ehrhart.
Directeur production : Lieven Symaeys, production KVS.
Durée : environ 2 h.

A été représenté duu 19 au 23 novembre au TnBA, Bordeaux (33).

Tournée 2020
11 janvier 2020 : Leidse Schouwburg, Leiden (Pays-Bas).
16 au 18 janvier 2020 : NTGent, Gent (Belgique).
21 janvier 2020 : Het Nationale Theater, Den Haag (Pays-Bas).
23 janvier 2020 : Centre culturel de l'Arrondissement de Huy, Huy (Belgique).
14 au 16 avril 2020 : KVS BOL, Bruxelles (Belgique).

Yves Kafka
Mercredi 27 Novembre 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024