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Théâtre

Rabelais, l'homme et son œuvre, d'après le texte de Jean-Louis Barrault

C'est une somme, une multitude, un foisonnement de gestes, de costumes, de chants, de danses, de scènes, d'images et d'imaginaires, de saillies, de piques, de mots, ceux de François Rabelais, auguste philosophe, libre-penseur, écrivain qui vécut dans le royaume de France toute la première moitié du XVIe siècle. Sur la "pas très grande" scène du Théâtre 13, ils sont 18 comédiens entraînés dans cette sarabande écrite par Jean-Louis Barrault à partir des différentes œuvres du poète, conteur, au verbe déchaîné.



© Miliana Bidault.
© Miliana Bidault.
Rabelais fait partie intégrante de notre culture inconsciente. Ses personnages, à l'instar de ceux de Molière, de Cervantès, de Shakespeare… ont été adoptés par le langage courant : Pantagruel, Gargantua et les Picrocholes ont tous donné naissance à des mots communs, des expressions, des adjectifs. Dans notre imaginaire collectif, Rabelais se mélange à ses créatures. Il ressemble à un bon géant, érotomane, buveur, jouisseur, impertinent et sans mesure. Un être libre et érudit mais au langage terriblement imagé, romanesque et grivois.

Raconter à la fois l'homme et l'œuvre : telle est l'ambition de cette mouture concoctée par Jean-Louis Barrault en 1968, juste après qu'il fut démis de ses fonctions de directeur de l'Odéon à la suite de l'occupation du lieu par les étudiants de mai. L'écho renvoyé actuellement par "#occupationodéon" est assez étonnant. La foutraque profusion d'événements qui nous assaillent depuis plus d'un an, transformant la petite planète bleue en un drôle d'esquif menacé par les apocalypses, forme aussi un autre écho avec celle du verbe rabelaisien. Cette référence à l'actualité, déjà mise en exergue par Jean-Louis Barrault, a été remise à jour dans cette version par Hervé Van der Meulen dans un prologue réactualisé.

© Miliana Bidault.
© Miliana Bidault.
Dans la forme, cette mise en scène colle parfaitement à la frénétique agitation de l'auteur de la Renaissance. Sur scène, la foule d'interprètes jouent, chantent, dansent la multitude de personnages convoqués pour nous raconter Rabelais. Les costumes pleins de fantaisies d'Isabelle Pasquier, frôlant parfois la déraison, puisent leur inspiration autant dans la science-fiction que dans les anciens carnavals. Les matières dont sont faits masques, couvre-chefs et habits semblent cuirs, peaux, bois, tissus épais et fer, rappellent le proche Moyen Âge. Les décors et les accessoires concoctés par Claire Belloc suivent la même recette. Mobiles, ils sont aussi prétextes, dans leurs différents déplacements, à de vastes mouvements organisés comme des ballets (les belles scènes de la création du navire qui emmènent nos héros à la quête de l'oracle de la Dive Bouteille).

De la première seconde jusqu'au dernier souffle, le spectacle file sur un rythme soutenu. Les comédiennes et comédiens, presque tous issus de l'École par l'alternance d'Asnières - l'ESCA, s'emparent avec appétit et talent du difficile texte de Rabelais, écrit en vieux françois mais rendu ici dans une version assez modernisée. Une modernisation qui ne fait pas l'impasse sur les doubles sens, les boutades, les jeux de mots et les contrepèteries, ni aux allusions quasi obsessionnelles au sexe et à la scatologie qui émaillent tous ces contes. Ainsi cette célèbre contrepèterie "A Beaumont le Vicomte" dont il faut inverser le m de Beaumont avec le c de Vicomte…

Dans ce spectacle, tous les éléments artistiques sont importants. Il faut également parler de la composition musicale créée par Marc-Olivier Dupin. Du sur-mesure pour ces acteurs dont les chœurs et les chants puissants sont d'une belle qualité. À noter que la plupart des musiques sont interprétées au plateau. Quant aux chorégraphies de Jean-Marc Hoolbecq, elles aussi parfaitement adaptées aux interprètes, elles viennent sans articulations gênantes s'intégrer au déroulement de l'histoire : dynamiques, courtes, visuelles et efficaces, elles participent activement aux rythmes et aux évolutions de la pièce. D'autant que tant d'interprètes sur le petit plateau du Théâtre 13 demande une organisation sans failles.

Outre cette plongée fardée dans l'univers de celui qu'on dit inventeur du roman tel qu'on le connaît actuellement, l'intérêt du spectacle réside également dans les incursions de l'Histoire. François Ier, Henri II, Charles Quint resituent l'auteur dans son temps, ainsi que ses déboires avec Calvin, les censures, les autorités et surtout les catholiques intégristes que l'insolence d'y celui pour le clergé rendait encore plus fous qu'ils n'étaient naturellement.

Sans édulcorer la verve brillante de Rabelais, et bien au contraire en réussissant à la faire entendre à un public peu habitué à un tel bourgeonnement de langage, la mise en scène d'Hervé Van der Meulen use avec talent des moyens artistiques et humains de cette nombreuse distribution. Par pudeur sans doute, la grivoiserie outrepétante (désolé !) de Rabelais passe ici plus par les mots que par les actes, ce qui éteint un peu la flamme provocatrice de cet auteur. L'important est que l'on sort du spectacle avec l'envie de se replonger ou de se plonger pour la première fois dans ces textes uniques au monde.

"Rabelais"

© Miliana Bidault.
© Miliana Bidault.
Texte : Jean-Louis Barrault, d’après les textes de François Rabelais.
Mise en scène : Hervé Van der Meulen.
Avec 18 comédiens et comédiennes : Étienne Bianco, Loïc Carcassès, Aksel Carrez, Ghislain Decléty, Inès Do Nascimento, Pierre-Michel Dudan, Valentin Fruitier, Constance Guiouillier, Théo Hurel, Pierre-Antoine Lenfant, Olivier Lugo*, Juliette Malfray, Mathias Maréchal, Ulysse Mengue, Théo Navarro-Mussy*, Fany Otalora, Pier-Niccolò Sassetti, Jérémy Torres, Agathe Vandame (* en alternance).
Musique originale : Marc-Olivier Dupin.
Assistants(es) : Julia Cash, Ambre Dubrulle et Jérémy Torres.
Chorégraphie : Jean-Marc Hoolbecq.
Scénographie et accessoires : Claire Belloc.
Costumes : Isabelle Pasquier.
Lumières : Stéphane Deschamps.
Maquillage : Audrey Millon.
Cheffes et chef de chant : Juliette Épin-Bourdet, Juliette Malfray et Pablo Ramos Monroy.
Son : Arthur Petit.
Tout public à partir de 15 ans.
Durée 2 h 10.

Du 1er au 19 juin 2021.
Du 1er au 8 juin : du mardi au samedi à 18 h, le dimanche à 16 h.
Du 9 au 19 juin : du mardi au samedi à 20 h, le dimanche à 16 h.
Théâtre 13/Jardin, Paris 13e, 01 45 88 62 22.
>> theatre13.com


Bruno Fougniès
Mercredi 12 Mai 2021

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