La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Kliniken"… Un peu fou !

Dans une superbe mise en scène, Julie Duclos s'empare de la pièce du poète et dramaturge suédois Lars Norén (1944-2021) pour traiter de la folie humaine refoulée entre les murs d'un hôpital psychiatrique, comme en écho de ce que nous ne voulons pas voir dans notre monde. S'aidant de la vidéo, elle met en relief, par le biais des relations entre les différents résidents, notre rapport à eux, à nous et à la société.



© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Nous sommes dans la salle commune d'un hôpital psychiatrique. Chaque personne vaque à ses occupations dans une solitude brisée par l'actualité que déverse une télévision. Puis, les discussions s'enchevêtrent avec une discontinuité dans les dialogues. Le groupe est épars, parfois à distance les uns des autres.

La scénographie laisse voir une table, des chaises, un canapé et un fauteuil, et derrière une vitre, une cour intérieure avec son arbre. L'arrière-scène est composée de deux autres pièces, l'une côté cour, l'autre côté jardin dont on ne voit que leurs portes vitrées. Elles sont ce qui alimente les différents tableaux et sont un autre aspect de la scénographie où arrive cet éther théâtral, véritable atmosphère, qui mène avec lui ce monde clos de murs où chacun essaie de vivre.

Il y a aussi cette cour où tout est paisible et où sont les coulisses de ce qui se joue comme dans les deux autres pièces. Dans celles-ci sont les entrées et sorties, tonitruantes ou silencieuses, des protagonistes. Dans celle-là, on y voit des gens seuls ou ensemble. Parfois personne. Lieu de solitude, de calme et de repos, il est aussi l'expression intérieure de ce qui se joue sur scène. Le temps est de la partie avec ses pluies et ses rayons de soleil qui mouillent et baignent l'arbre s'y trouvant comme le baromètre de ce qui se déroule sur les planches.

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
L'atmosphère est aussi un autre élément important et fait écho aux présences, souvent fortes, autant dans leurs silences que dans leurs propos. Elle enveloppe et s'immisce dans les regards, les attitudes. Elle fait le lien entre chaque protagoniste qui sont pour certains dans leur microcosme, détachés des autres ou arrimés à eux, comme à une bouée. Les silences sont interrogatifs où se mêlent les songes accompagnés de regards intenses tel celui de Sofia (Alexandra Gentil), personnage énigmatique et attachant uniquement par sa présence comme un défi à un rapport à l'autre.

Ou, à l'inverse, Erika (Manon Kneusé) et Martin (David Gouhier), tous les deux, à différents titres, baignés d'un flot de paroles qui inonde la pièce. C'est un regard qui pèse, un dire tonitruant qui entame ou clos les dialogues. Dans cet entre-deux où la communication à l'autre est suspendue ou perturbée par un emballement de propos, c'est la solitude de chacun qui est questionné dans sa relation à l'autre, à l'asile et à la société.

Le corps est mis en relief par Julie Duclos. La parole et le silence, le corps et le regard, tous ces éléments sont superbement soulignés. Chaque personnage, lors d'une entrée ou d'une sortie, semble apparaître ou disparaître subitement, comme relié à rien. Toujours seuls face à eux-mêmes et à une société qui les ignore, les rejette ou les cache. Julie Duclos, subtile dans son approche, utilise aussi le film pour illustrer les différents contours de ces relations. Un ensemble de vidéos accompagne la scénographie, donnant une profondeur et un relief à la pièce au travers de très belles prises filmiques où le regard et l'attitude sont de toute beauté.

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Ceux-ci sont souvent interrogatifs comme la marque d'esprits conscients de ce qui les environne et qu'ils questionnent. Les frontières avec le "normal" deviennent floues. Qu'est-ce que le normal ? Celui qui est le plus adapté ? À un monde qui se dérègle ? Pour reprendre Maud (Émilie Incerti Formentini), une résidente, "Qui est-ce qui décide qui est malade ou qui est sain ? Qui le décide ?". Dans cette salle commune, la question de la normalité s'effiloche dès le début, l'infirmier Tomas (Cyril Metzger) alimentant cette réflexion par ses comportements.

Parfois, quelques propos d'actualités politiques sont lancés, dénotant ainsi une réelle pertinence et un rapport à la société conscient et réfléchi. C'est comique. Ce qui s'étale dans cet univers clos sont les discussions, les disputes, les interrogations, calmes ou vives, comme un grand huit d'humeur. Pas de place à la monotonie ou au raisonnable. La violence, verbale, fait aussi son apparition. Ces conversations sont toujours profondes, jamais banales, même si certaines attitudes peuvent soulever une question dans un univers où il n'y a pas de réponse. Ce sont des sujets qui communiquent entre eux, chacun étant sa propre fin ou la continuité d'un autre auquel, selon le protagoniste, ils ont recours pour exister par le biais de dits ou de non-dits. Comme chacun à vrai dire.

"Kliniken"

Julie Duclos © Delphine Hecquet.
Julie Duclos © Delphine Hecquet.
Texte : Lars Norén.
Traduction : Camilla Bouchet, Jean-Louis Martinelli, Arnaud Roig-Mora.
Mise en scène : Julie Duclos.
Assistant à la mise en scène : Antoine Hirel.
Avec : Mithkal Alzghair, Alexandra Gentil, David Gouhier, Émilie Incerti Formentini, Manon Kneusé, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Cyril Metzger, Leïla Muse, Alix Riemer, Émilien Tessier, Maxime Thebault, Étienne Toqué.
Scénographie : Matthieu Sampeur.
Collaboration à la scénographie : Alexandre de Dardel.
Lumière : Dominique Bruguière.
Vidéo : Quentin Vigier.
Son : Samuel Chabert.
Costumes : Lucie Ben Bâta Durand.
Production L'in-quarto.
Durée : 2 h 20.

Du 10 au 26 mai 2022.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 15 h.
Odéon Théâtre de l'Europe, Paris 6e, 01 44 85 40 40.
>> theatre-odeon.eu

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.

Safidin Alouache
Lundi 16 Mai 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024