La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Soldat·e Inconnu·e" Dépasser l'horreur pour croire en l'avenir, espérer et continuer à vivre

Deux soldats de l'opération Sentinelle, un homme et une femme… "Il" et "Elle", en mission et en couple. Chaque jour, ils se rappellent, du fait de leur présence dans l'espace public, la tragédie qui fut la nôtre un certain 13 novembre 2015 et le basculement qui en a découlé dans un XXe siècle chancelant et fragilisé. Mais "Il" n'a pas pu intervenir le soir du drame national. Alors, il hurle son sentiment d'inutilité et d'impuissance.



© Marjolaine-Moulin.
© Marjolaine-Moulin.
Sur scène, ils pansent leurs plaies et les nôtres aussi. La musique les aide possiblement. Portés par Caroll, créature chimérique qui anime une émission de radio-pirate inconnue du grand public. Elle y crie son amour du monde, son amour de l'autre et transcende à sa manière les souvenirs de la grande et la petite Histoire. Parce que c'est une œuvre d'art qu'elle veut créer, un monde meilleur. Alors, elle balance de la musique comme on envoie des balles perforantes et s'exprime à travers une langue révoltée crue et poétique à la fois.

Elle est présente à chaque étape de la vie de nos deux Sentinelles éperdument amoureux. Leurs journées se déroulent en musique. Impossible qu'il en soit autrement. Caroll est une prêtresse du verbe bardée d'une cuirasse charismatique inégalée et elle enfile ses chroniques avec un bagou indéfinissable. "5 h 13. Je reçois en pleine gueule un bloc de marbre sur la pointe de l'Histoire".

Quand le mal, dans ce qu'il a de plus abject, engendre un drame national inégalé et participe à faire naître un acte théâtral improbable, on se dit que la terre peut continuer de tourner comme à son habitude. Car, de toute façon, qui pourra l'empêcher de continuer à tourner ?

© Marjolaine-Moulin.
© Marjolaine-Moulin.
En 2015, le 3 novembre précisément, au Théâtre de l'Aquarium où se joue sa précédente pièce "Angels in America", Aurélie Van Den Daele, sidérée et impuissante par l'annonce qu'elle vient de lire sur son portable, puisera pourtant toute son énergie dans ce sombre épisode du Bataclan. Cette fois-ci, ce n'était pas des anges qui œuvraient à quelques kilomètres de là, mais bien des monstres. Six ans plus tard, avec l'étroite complicité de Sydney Ali Mehelleb à l'écriture et du Deug Doen Group, force vive de la création contemporaine, elle crée "Soldat·e Inconnu·e", une pièce polymorphe sur un monde en état d'urgence et une jeunesse fracassée.

Le texte de la pièce, écrit par Sydney Ali Mehelleb, appelait nécessairement une mise en scène particulière. Le choix s'est porté sur une scène au cœur de la salle et un dispositif bifrontal, les spectateurs face à face comme le public impuissant de la force des choses qui a défilé sous ses yeux, secoué ses tympans et chamboulé son âme. Très rapidement, le spectateur est happé par un grand écran au centre du plateau sur lequel apparaît une bouche qui déverse un flot de paroles métaphoriques quelque peu déstabilisantes, dérangeantes, perturbantes à l'image de ce 3 novembre 2015.

© Marjolaine-Moulin.
© Marjolaine-Moulin.
Pourtant, il se laisse porter par la dimension "patchwork" et éparpillé de l'écriture qui n'est pas sans rappeler les images abominables de tous ces corps enchevêtrés au Bataclan. L'écriture est viscérale et organique aux allures parfois d'un Antonin Artaud dans ses moments les plus hystériques. Il ne faut pas chercher à comprendre forcément l'ordre des scènes qui se déroulent tout au long de la pièce. C'est un désordre programmé, un chaos revendiqué et finement agencé du haut d'une sensibilité hors paire, comme du cristal de roche, celle de l'auteur-acteur Sydney Ali Mehhelleb. Son jeu d'acteur démonstratif et organique appelle chaque spectateur à penser à tous ces militaires sur le terrain, bien trop souvent dans les coulisses du monde !

Sumaya Al-Attia, quant à elle, jeune comédienne franco-jordanienne très convaincante, parvient à sublimer comme une force vive les doutes de son partenaire grâce à une réelle force d'interprétation. Le binôme fonctionne à merveille. Tous deux mènent tambour battant 1 h 40 d'un spectacle taillé à la hache, dans lequel l'humour pointe parfois le bout de son nez au plus grand plaisir des spectateurs. De l'humour parce que la vie continue, que "le nouveau jour sentira la menthe fraîche" et qu'il faut coûte que coûte continuer à préparer et surtout à savourer le couscous !

© Marjolaine-Moulin.
© Marjolaine-Moulin.
Une mention toute particulière pour la création musicale en live de Grégoire Durrande, véritable virtuose du son qui est parvenu grâce à des choix musicaux longuement mûris lors de la création à faire prendre conscience aux spectateurs que la musique interrompue au Bataclan, puissante et libératrice, restera toujours bien vivante. Le personnage de Caroll, interprété par la comédienne Fatima Soualhia-Manet aurait peut-être pu revêtir encore plus d'extravagance dans son interprétation afin d'être davantage au diapason avec ses paroles politiquement révoltées et sa logorrhée hypnotique…

Comme à son habitude, Aurélie Van Den Daele a su mettre sur pied une scénographie à la hauteur du texte en imaginant un espace dans lequel les êtres ne se rencontrent pas, mais où chaque élément accroche le spectateur et le projette corps et âme dans un ailleurs auquel il repensera longtemps après la représentation. La présence d'un gigantesque olivier aux racines apparentes au sommet d'un bloc qui pourrait sembler hermétique laisse à penser que l'avenir est toujours plus haut et l'espoir toujours bien là.
"Soldat·e Inconnu·e"…
Chocs et cris pour ouvrir les yeux et continuer à vivre !

"Soldat·e Inconnu·e"

© Marjolaine-Moulin.
© Marjolaine-Moulin.
Texte : Sydney Ali Mehelleb (édité par Théâtre Ouvert aux Éditions Tapuscrit).
Mise en scène : Aurélie Van Den Daele.
Avec : Sumaya Al-Attia (Elle), Sydney Ali Mehelleb (Il), Grégoire Durrande (musicien), Fatima Soualhia Manet (Caroll).
Collaboration artistique : Julie Le Lagadec.
Dispositif scénique, scénographie et lumière : Collectif Invivo, Julien Dubuc.
Création sonore : Collectif Invivo, Grégoire Durrande.
Costumes : Élisabeth Cerqueira.
Durée : 1 h 35.
Tous public à partir de 14 ans.

Le spectacle s'est joué au Théâtre Ouvert, Paris (20e) du 4 au 17 octobre 2021.

Tournée
Du 16 au 19 novembre 2021 : TNBA, Bordeaux (33).
18 et 19 janvier 2022 : Théâtre de Corbeil-Essonnes, Corbeil-Essonnes (91).
21 janvier 2022 : Théâtre Ferme de Bel Ebat, Guyancourt (78).

Brigitte Corrigou
Dimanche 31 Octobre 2021

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024