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Avignon 2024

•Off 2024• "Léviathan" Quand l'évocation du mal et de la cruauté se métamorphose en un vibrant joyau créatif

"Ceci n'est pas l'histoire de Cassandre", précise l'affiche du spectacle à de nombreuses reprises, en toile de fond du titre écrit en gros caractères rouges. Il s'agira donc, peut-être, de celle du Léviathan, ou de ce qui s'en approche ? "Léviathan" questionne la binarité de notre époque contemporaine où l'on peut tout aussi bien entendre : "cette femme est une menteuse et cet homme un héros". Ou, à l'opposé : "cet homme est un monstre et cette femme une victime. On aimerait que les choses soient simples. Vraiment ! On aimerait être légitime de détruire ceux qui nous ont blessés, violés, tués".



© Julie Cotinaud.
© Julie Cotinaud.
"Léviathan" est la seconde création de la Cie "L'Eau qui Dort", dirigée par Gwendoline Destremau, connue du public et des professionnels depuis 2021. Avec, comme ligne directrice, "la réécriture de personnages fictionnels dans un objectif de libération de la parole" (sic), le travail de Gwendoline Destremau s'est à nouveau centré sur une figure mythologique : celle de Cassandre. Dans son spectacle précédent, c'est Eurydice qui était à l'honneur, mise en scène avec brio, et dont nous nous souvenons encore des aventures finement revisitées dans sa recherche aux enfers d'Orphée, son mari décédé.

Place à nouveau à la figure féminine dans ce second spectacle, bien au centre des préoccupations de l'autrice et metteuse en scène, comme une sorte de marche libératoire créatrice, hautement nécessaire et vitale pour elle.

Et si Cassandre et Gwendoline Destremau n'étaient qu'une seule et même femme, à bien y regarder ! Des princesses à leur manière. Quelle frontière sensible établir au juste entre ces deux femmes : la figure mythologique troyenne qui possède un don de prophétie, mais que personne ne cautionne dans ses présages, et cette jeune femme artiste contemporaine, investie jusqu'au bout des ongles, vivante, bien vivante, ses yeux bleus grands ouverts sur les choses de la sphère féminine qui vacille lourdement ?

© Émilie Bouyssou.
© Émilie Bouyssou.
"Je ne suis pas une femme politique et mon but n'est pas de trouver des "solutions". On n'endigue pas la violence comme on endigue une épidémie (…) Chercher une forme d'extrême dans mon processus créatif, c'est pour moi un moyen d'éloigner la colère. La mienne et celle du public", précise Gwendoline Derstremau.

Le pari est largement gagné, car la colère est là, bien là, sur le plateau du "Léviathan", grâce à l'interprétation magistrale de Clara Koskas et à la qualité de son jeu qui plonge le spectateur en plein cœur des violences faites aux femmes. Depuis toujours. Depuis l'aube des temps.

L'écriture est crue, souvent violente, obscène par moments, ne laissant rien au hasard dans l'évocation de la cruauté. Mais l'interprétation fulgurante de la comédienne y pallie, en lui octroyant un angle paradoxalement poétique. C'est impressionnant… C'est un râle qui vient de l'intérieur, de très loin. Celui de toutes ces femmes violées, mutilées, éventrées, brûlées vives sur la place publique, ou pire, bien pire, peut-être, ne pouvant que chuchoter, parce que leurs cris ne peuvent pas sortir de leurs gorges étriquées et étranglées.

© Émilie Bouyssou.
© Émilie Bouyssou.
D'ailleurs, ces derniers suffisent-ils seulement à les sauver ? L'ont-ils déjà fait ? L'actualité n'abonde pas dans ce sens, apparemment. L'acquittement d'Harvey Weinstein annulé en appel à New York en est la preuve. Entre autres !

Clara Koskas excelle dans sa capacité à faire vibrer nos émotions malgré son corps frêle et menu ! Ou grâce à lui, peut-être… À travers elle, à travers lui, ce sont toutes les femmes de la Terre qui sont convoquées dans la violence qui leur est faite au quotidien, depuis la guerre de Troie jusqu'à nos jours.

Le moment du spectacle autour de l'évocation de Jean-Marie est d'une puissance inégalée, tant dans l'écriture scandée – qui nous rappelle par moments celle d'une Marguerite Duras –, que dans l'interprétation bouleversante de Clara Koskas.

Cassandre a juste accepté de faire un baiser à Apollon pour obtenir de sa part le don de prophétie qu'elle convoitait tant. Mais elle a refusé de coucher avec lui ! Elle s'est enfuie et, de ce fait, sera punie : personne ne croira en ses dons de voyance.

© Émilie Bouyssou.
© Émilie Bouyssou.
C'est tout l'inverse qui se passe dans ce remarquable spectacle, conçu, écrit et interprété de manière vertigineuse. On la croit Cassandre, on l'entend, on imagine l'horreur, on frissonne, et ça interpelle. Forcément. Ça bouleverse. Ça déconcerte. Et c'est bien !

C'est un témoignage bouleversant et une caution totale à l'identité féminine qui sont présentés dans cette nouvelle création, à ses droits d'existence, de défense, de parole, au sein de notre monde géré par un éternel mâle prédateur dépourvu de morale, un Léviathan bien droit dans ses baskets.

Clara Koskas – dont on se souvient de la mise en scène magistrale dans l'adaptation des "Aveugles" de Maeterlinck –, par son jeu d'une sobriété vertigineuse, Arianne Issartel, en symbiose presque charnelle avec son violoncelle baigné de lumières chaudes, couleur feu, et Gwendoline Destremau à l'écriture puissante et organique, propulsent littéralement le spectateur en plein cœur du processus créatif théâtral dans ce qu'il a de plus viscéral.

Cassandre dit la vérité ! Il faut la croire. "(…). Elle porte sa parole de victime de la guerre de Troie (…), celle d'un prêtre pédophile, d'un soldat meurtrier, d'une femme violée par les soldats. Et elle écoute toutes les voix, sans exception, à la recherche d'une rationalisation qui ne vient pas. Celle des bourreaux comme des victimes", Gwendoline Destremau.

© Julie Cotinaud.
© Julie Cotinaud.
Albert Camus a dit que "mal nommer les choses, c'était participer aux malheurs de ce monde". "Léviathan" ne les nomme pas de travers, ces choses… Loin de là. Le spectacle les extirpe brillamment des silences, des non-dits et de la langue de bois récurrente, pour les hurler avec délicatesse et grand talent.

Gageons que ce second spectacle de la Cie L'Eau qui Dort ne passera pas inaperçu sur la scène avignonnaise 2024, tout comme l'a été le premier.

"Léviathan"

© Dominique Farouest.
© Dominique Farouest.
Texte : Gwendoline Destremau.
Mise en scène : Gwendoline Destremau.
Avec : Clara Koskas.
Violoncelle : Ariane Issartel.
Par la Compagnie L'Eau qui Dort.
Durée : une heure.

•Avignon Off 2024•
Du 3 au 21 juillet 2024.
Tous les jours impairs à 14 h 50. Relâche le 9.
Théâtre Arthéphile, 5, rue du Bourg Neuf, Avignon.
Réservations : 04 90 03 01 90.
>> https://artephile.com/

Le spectacle a été créé au Quai des Rêves à Lamballe (Côtes-d'Armor) le 9 février 2024.
Il s'est joué du 24 au 28 avril 2024 au LMP (Lavoir Moderne Parisien), Paris 18ᵉ.

Brigitte Corrigou
Vendredi 10 Mai 2024

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30/08/2024