La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Bienvenue" Frères humains qui après nous vivez… qu'avez-vous fait de notre (de votre) humanité ?

Trois textes fulgurants d'Alfred Alexandre, Erri de Luca et Michel Gendarme, interprétés par six acteurs et musiciens à la sensibilité idoine, sont à l'affiche de cette très belle soirée bordelaise dédiée aux réfugié(e)s. Au-delà des dons récoltés (participation libre du public, recettes du bar reversées au Collectif Bienvenue selon la volonté des artistes et du Directeur de L'Atelier des Marches, Jean-Luc Terrade), c'est à un moment essentiel de partage artistique solidaire que l'on est convié.



"La ballade de Leïla Khane" © Pierre Planchenault.
"La ballade de Leïla Khane" © Pierre Planchenault.
"Frères humains qui après nous vivez, N'ayez les cœurs contre nous endurcis"… Si, dans sa "Ballade des pendus", François Villon implorait la charité chrétienne afin d'échapper à l'échafaud, l'initiative citoyenne "Bienvenue" réalisée au profit de SOS Méditerranée n'implore, elle, aucune bienfaisance divine… Elle rappelle seulement à nos consciences humaines assoupies le droit élémentaire à la vie. Les naufragés de la Méditerranée ne sont coupables d'aucun crime, si ce n'est celui de prétendre survivre aux abominations qu'ils subissent. Comment peut-on si facilement abdiquer notre humanité en sacrifiant la leur ?

"La ballade de Leïla Khane" d'Alfred Alexandre, poète créole. Un comédien inspiré - Michel Richard - aux traits burinés et à la fine gestuelle battant la mesure des mots égrenés avec une infinie sensualité. Lui faisant face, dessiné dans le même halo de lumière, un guitariste - Monsieur Gadou - ne faisant qu'un avec son instrument serré contre lui, comme on caresse après l'amour l'être aimé. Les reliant dans la même respiration intime, un texte envoûtant, d'une suavité orientale à faire frissonner.

"La ballade de Leïla Khane" © Pierre Planchenault.
"La ballade de Leïla Khane" © Pierre Planchenault.
Ici, l'amour, la mer et le désert ne forment qu'une seule entité, confondus dans le même espace-temps reliant la légende perse de Leïla Khane aux visions récurrentes de Carthage et de son double, la Carthagène des Indes et ses îles colombiennes du Rosaire. Le jeune homme, follement épris de cette amoureuse mythique n'accordant sa grâce que dans le lieu sacré de la poésie, se complaît à la rejoindre dans la beauté élégiaque d'un poème déplié comme une caresse palpable. Ainsi, au rythme d'une anaphore aux accents eucharistiques - "Leïla dit que…" - scandant les paroles de l'égérie, se déroulent tels les "fragments d'un discours amoureux" les versets d'une passion à jamais vécue comme une promesse.

Les éléments naturels de l'eau océanique et du sable du désert sont convoqués pour dessiner les contours évanescents de ce paysage-monde voué à demeurer éternellement dans les limbes du désir… "Leila dit que comme toute pensée chaque exil commence par une errance, une vague cherchera la trace des couples moulés dans la mémoire des sables nus". Ici l'errance de l'exil amoureux s'ancre dans la mémoire vive d'amants, entrelacés dans des sables (é)mouvants ; là, la mémoire morte d'exilés immergés dans les abysses liquides "s'encre" pour toujours, prisonnière des caractères de plomb scellant leur scandaleuse disparition…

La diction "expressionniste", soutenue par le corps en tension du comédien tout entier habité par la parole de l'Amoureuse, le souffle du guitariste, à l'affût du moindre écho faisant frémir ses cordes, la puissance poétique du texte échappant à tout prosaïsme, font de cette traversée en apnée une parenthèse enchantée… La mélancolie enivrante de "La ballade de Leïla Khane" nous gagne, nous rappelant - avec un bonheur indicible - que le monde peut être aussi le lieu de l'amour fou.

"Aller simple" © Pierre Planchenault.
"Aller simple" © Pierre Planchenault.
"Aller simple" d'Erri de Luca, poète napolitain. Faisant face à nous, témoins "éclairés" du drame à venir, un comédien à la stature de tragédien (Daniel Strugeon) prenant place sur une pauvre chaise et un autre (Éric Chevance) semblant prendre appui sur son impressionnante contrebasse, délivrent en parfait accord les chants de ce long poème lyrique. Avec une précision clinique, portées par la force de leur interprétation, les images s'imposent, prennent possession de notre espace psychique pour nous percuter, rendant toute fuite vaine. Ainsi, un à un, s'inscrivent en lettres de feu les jours de l'odyssée tragique de ces hommes, femmes et enfants venus d'Afrique, chassés de leurs terres brûlées par le soleil, fuyant leur sol dévasté par les guerres, pour tenter l'impossible voyage vers leurs terres promises, les rivages de l'Italie.

À la violence des éléments naturels - les pieds mis à vif par le sable ardent du désert, les corps frigorifiés par les morsures des vagues - s'ajoute la cruauté naturelle des passeurs n'hésitant pas à tirer à bout portant à la moindre rebuffade. L'impact est d'autant plus fort que les mots sont taillés à la serpe, refusant tout arrangement avec la vérité vécue. Des sandales usées jusqu'à la corde, recousues avec des os pour aiguilles, de l'odeur aimée du thé des Berbères sur la plage, de celle effrayante de la mort émanant des corps des passeurs, de la mer aux eaux sauvages, les mots se bousculent charriant leur charge d'émotions.

"Aller simple" © Pierre Planchenault.
"Aller simple" © Pierre Planchenault.
De la salle éclairée interdisant tout recours aux issues de secours, on partage le drame vécu par ses malheureux s'entassant les uns contre les autres sans même pouvoir s'allonger, ne jetant pas les morts à la mer pour que les corps des défunts les protègent de la morsure du froid. On ressent avec eux le soulagement d'envoyer par le fond les passeurs les tirant à bout portant comme de vulgaires lapins. On lêche avec eux la rosée du matin déposée miraculeusement sur le bois des rames afin d'apaiser la morsure du sel qui, manquant sur les Hauts Plateaux, s'est déposé là en croûtes épaisses.

Et, de Charybde en Scylla, on partagera le sentiment d'infinie révolte de ceux qui, parvenus sur les rivages rêvés, se verront parqués dans des centres de rétention, ces camps d'internement réservés aux personnes issues de l'immigration illégale avec promesse de retour au pays, eux qui sont pourtant des allers simples… Au son des notes discrètes s'échappant de la contrebasse, les voix des comédiens s'enflent pour devenir la voix de tous les migrants. Notre voix se mêlant alors aux leurs.

"Nous sommes devenus cannibales quand la mer s'est remplie de cadavres" © Pierre Planchenault.
"Nous sommes devenus cannibales quand la mer s'est remplie de cadavres" © Pierre Planchenault.
"Nous sommes devenus cannibales quand la mer s'est remplie de cadavres" de Michel Gendarme, poète. Disposés aux extrémités d'une diagonale barrant le plateau nu comme la bôme d'un bateau désemparé, les grincements improvisés de l'archet de la contrebasse de David Chiesa répondent à la lecture investie de Flore Audebeau s'emparant du texte coup de poing de Michel Gendarme. Des notes qui hurlent la violence des situations vécues et déchirent nos tympans. Des mots qui tonnent comme des déflagrations pour dire l'innommable et nommer le drame des quelques 22 000 disparus en Mer Méditerranée du début 2014 à la fin 2021.

Une immersion au plus près des réalités mortifères. Un saut dans l'horreur vécue au quotidien, horreur d'autant plus "entendable" qu'elle est transcendée par la puissance des mots élevés au rang de la poésie engagée. Dès lors, les fruits de la mer auront ce goût de l'humanité par nous sacrifiée, le goût des humains dont ils se sont nourris. Un cri déchirant.

Quand l'art se fait vigie des dérives humaines… Sacrifiés sans vergogne sur l'autel de l'égoïsme de nos nations riches, les exilé(e)s embarqué(e)s sur des esquifs surchargés, tentant au péril de leur fragile existence d'échapper aux guerres, aux viols, aux famines, se voient frappés d'une condamnation sans appel faisant des profondeurs de "Mare nostrum" leur fosse commune. Heureusement que l'Océan Viking, le navire affrété par SOS Méditerranée, les secourt pour éviter que l'hécatombe ne soit la loi commune. Heureusement que des artistes à la sensibilité à fleur de peau donne corps et voix à la poésie d'écrivains engagés corps et âme aux côtés des naufragés. Grâce à eux, une épiphanie survient, une brèche s'ouvre dans la désolation… et on se remet à croire à notre humanité perdue.

"Nous sommes devenus cannibales quand la mer s'est remplie de cadavres" © Pierre Planchenault.
"Nous sommes devenus cannibales quand la mer s'est remplie de cadavres" © Pierre Planchenault.
Lectures théâtralisées du jeudi 28 avril 2022 à L'Atelier des Marches de Bordeaux, dans le cadre de la soirée "Bienvenue" (du 2 avril au 3 mai, au profit de SOS Méditerranée).

"La ballade de Leïla Khane"
D'Alfred Alexandre.
Lecture théâtralisée par Michel Richard, accompagné à la guitare par Monsieur Gadou.
Durée : 42 minutes.

"Aller simple"
D'Erri de Luca.
Lecture théâtralisée par Éric Chevance et Daniel Strugeon.
Durée : 30 minutes.

"Nous sommes devenus cannibales quand la mer s'est remplie de cadavres"
De Michel Gendarme.
Lecture théâtralisée par Flore Audebeau, accompagnée à la contrebasse par David Chiesa.
Durée : 20 minutes.

Yves Kafka
Jeudi 5 Mai 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Le consentement" Monologue intense pour une tentative de récit libératoire

Le livre avait défrayé la chronique à sa sortie en levant le voile sur les relations pédophiles subies par Vanessa Springora, couvertes par un milieu culturel et par une époque permissive où ce délit n'était pas considéré comme tel, même quand celui-ci était connu, car déclaré publiquement par son agresseur sexuel, un écrivain connu. Sébastien Davis nous en montre les ressorts autant intimes qu'extimes où, sous les traits de Ludivine Sagnier, la protagoniste nous en fait le récit.

© Christophe Raynaud de Lage.
Côté cour, Ludivine Sagnier attend à côté de Pierre Belleville le démarrage du spectacle, avant qu'elle n'investisse le plateau. Puis, pleine lumière où V. (Ludivine Sagnier) apparaît habillée en bas de jogging et des baskets avec un haut-le-corps. Elle commence son récit avec le visage fatigué et les traits tirés. En arrière-scène, un voile translucide ferme le plateau où parfois V. plante ses mains en étirant son corps après chaque séquence. Dans ces instants, c'est presque une ombre que l'on devine avec une voix, continuant sa narration, un peu en écho, comme à la fois proche, par le volume sonore, et distante par la modification de timbre qui en est effectuée.

Dans cet entre-deux où le spectacle n'a pas encore débuté, c'est autant la comédienne que l'on voit qu'une inconnue, puisqu'en dehors du plateau et se tenant à l'ombre, comme mise de côté sur une scène pourtant déjà éclairée avec un public pas très attentif de ce qui se passe.

Safidin Alouache
21/03/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024