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Avignon 2021

•Off 2021• Une Goutte d'eau dans un nuage Hô Chi Minh mon amour…

Il est des contrées qui bruissent pour longtemps des fictions fixant leurs destinées. Ainsi Marguerite Duras en écrivant "Hiroshima mon amour" a-t-elle associé à jamais l'horreur de la bombe atomique larguée sur cette ville martyre et la rencontre sensuelle entre deux amants luttant contre un passé qui ne passe pas en chacun. La jeune femme bien réelle, elle, de la "Goutte d'eau dans un nuage" aurait pu être l'héroïne échappée de l'un de ses romans… Elle aussi a connu dans une région éloignée, coincée entre fleuve, jungle et mégapole, le désir brûlant des caresses, les violences atroces et les exquises douceurs entremêlées les unes aux autres. "Hô Chi Minh mon amour…" aurait-elle pu crier, si le temps lui en avait été laissé…



© Vincent Bérenger.
© Vincent Bérenger.
À peine débarquée d'un long vol, le pied juste posé sur le tarmac de cette ville-monde où son métier l'a conduite, son corps tout entier semble saisi par le chaud et l'humide, l'associant au sol détrempé sous l'effet des pluies torrentielles de la mousson d'été ; ce corps ne semble plus le sien, il va lui falloir l'apprivoiser… Perdue dans des dimensions hors normes, la réalité vacille. Trouver ses marques, apprendre à se mouvoir, à s'émouvoir, dans cette ville tentaculaire juxtaposant les contraires. Vertige des habitats traditionnels dominés par des tours de verre et d'acier surgissant du sol éventré par les excavateurs. Stupeur et tremblements.

Pour raconter le roman-fleuve sur les rives du Mékong prêt à la submerger, il y aura d'abord le jeu de l'actrice qui, au micro, revivra "en direct" les événements de cette réalité-fiction dont on a le sentiment qu'elle ne fait qu'une avec elle, au point souvent de les confondre. Elle "est" à l'évidence cette jeune femme, puissante et fragile, et si l'intrigue passionnelle autour de la chair en émoi qu'elle se prépare à nous dire est "inventée", elle apparaît l'écho de désirs secrets disant d'elle ce que par pudeur elle peine à avouer. On n'échappe pas au charme entêtant de B. lorsque les digues qui nous protégeaient jusque-là sont mises à mal par l'éloignement de France… On n'échappe pas à la chaleur moite des bouches des neuf dragons crachant leurs eaux…

© Vincent Bérenger.
© Vincent Bérenger.
Ainsi de "L'Amant", cette autofiction autour d'une initiation amoureuse transcendée par la présence du Mékong - rencontre entre une toute jeune fille et l'homme mûr sur le bac traversant le fleuve mythique -, qui a valu le prix Goncourt à Marguerite Duras… encore elle, mais comment pourrait-on imaginer évoquer le Sud Vietnam sans y associer son nom. Marquant une pause, l'actrice s'assoit, ferme les yeux, pour mieux laisser distiller en elle l'enregistrement de la voix rocailleuse de la résidente des Roches Noires, interviewée par Bernard Pivot lors d'un numéro devenu légendaire d'Apostrophes.

Le théâtre sonore s'empare pendant de longues minutes planantes de cette la langue au phrasé entêtant, au creux de laquelle le désir d'une jeune fille pour un homme ayant de l'ascendant sur elle, se dit… et se diffuse par nappes sonores jusque dans la salle. Elle se dit alors, sans le dire l'actrice, que décidément "la littérature est l'aveu que la vie ne suffit pas" (Fernando Pessoa). B et l'Amant, deux romans sentimentaux…

© Vincent Bérenger.
© Vincent Bérenger.
Mais le Vietnam, c'est aussi cette circulation folle, des milliers de scooters qui, comme des insectes, vrombissent et grouillent à toute heure du jour et de la nuit dans un tintamarre de klaxons. Théâtre visuel microscopique où un modèle réduit de scooter tourne inlassablement sur le plateau du gramophone placé à côté d'une lampe tamisant la lumière, voisinant elle-même avec de petites sculptures néons projetant les lumières colorées d'un design contemporain bon marché. Alliance de deux mondes se rencontrant en miniature dans le petit salon foutoir de l'artiste en exil.

Étayant le jeu au plateau, sans oublier l'orage et le bruit de la pluie s'écrasant sur le parapluie, des enregistrements sonores et visuels (cris d'oiseaux, bruits assourdissants de la circulation urbaine, végétation luxuriante de la jungle) glanés précieusement lors de ses voyages au Vietnam seront diffusés par un antique poste de télévision à tube cathodique. Sur l'écran défileront les spots pris sur le vif, délivrant comme une capsule de parfum, l'essence de ce pays où elle a vécu comme jamais auparavant. Pour la première fois, la sensation puissante qu'elle a le choix, l'alliance à son doigt n'est plus désormais que carton bouilli…

Comment ne pas s'abandonner au plus profond des étourdissements lorsque Hô Chi Minh et Saïgon, deux faces de la même ville insaisissable, réunissent les violences d'un passé colonial (voir la photo de "La petite fille au napalm" de Nick Ut, exposée au Musée des vestiges de Guerre) à celles d'un présent fouraillant les entrailles des anciens quartiers riches en mémoire pour y implanter des tours géantes du haut desquelles les hommes ne sont plus que de vil(l)es fourmis s'agitant en tous sens ? Et dans le même temps, comment ne pas succomber au charme indicible des marchés colorés, flottants ou non, des bouis-bouis au toit de tôle offrant jour et nuit sur le trottoir leur bolée de riz sur de petites tables en plastique ?

Aussi, petite goutte d'eau en errance et déshérence dans un nuage déchiré par la foudre et ses coups redoutables, vie minuscule prise dans le déluge euphorisant d'un monde à perdre la tête, l'on n'est pas surpris qu'au terme de cette traversée en tout point enivrante, l'actrice ait pu tomber… à la renverse, dans un final saisissant actant la fin d'un monde et le début d'un autre. Renversant…

Vu le jeudi 29 juillet 2021 au Théâtre Transversal à Avignon.

"Une Goutte d'eau dans un nuage"

© Vincent Bérenger.
© Vincent Bérenger.
Texte : Éloïse Mercier (paru aux Éditions Les Cygnes).
Mise en scène et interprétation : Éloïse Mercier.
Conception sonore : Vincent Bérenger et Éloïse Mercier.
Arrangements et mixage : Charlie Maurin.
Vidéo : Vincent Bérenger.
Création lumières : Nicolas Martinez.
Regards bienveillants : Noé Mercier et Régine Chopinot.
Voix vietnamienne : Ha Nguyen.
Poésies vietnamiennes : Luu Nguyen Dat.
Par la Cie Microscopique.
Durée : 1 h 10.

•Avignon Off 2021•
A été représenté du 7 au 31 juillet 2021.
Tous les jours à 19 h 15, relâche les 13, 20 et 27 juillet.
Théâtre Transversale, 10 rue d'Amphoux, Avignon.
Réservations : 04 90 86 17 12.
>> theatretransversal.com

Yves Kafka
Jeudi 5 Août 2021

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© Jean-François Delon.
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© Pics.
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Bruno Fougniès
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