La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

Un "Polyeucte" consistant dans une mise en scène éclatante de Brigitte Jacques-Wajeman

"Polyeucte", Théâtre des Abbesses, Paris

"Vous voulez donc mourir ? Vous aimez donc à vivre ?" En deux répliques, en un face à face terrible, deux hommes de puissance et de pouvoir, Sévère et Polyeucte, s'affrontent et se défient à mort. Tout est dit. La tragédie est nouée.



© Mirco Magliocca.
© Mirco Magliocca.
Le fil est simple : Pauline et Sévère s'aiment. Ils sont sujets de l'empereur et de la religion romaine. Pauline est mariée à Polyeucte, prince allié de Rome. Polyeucte ne supporte pas l'empreinte de Sévère sur sa destinée et sa Pauline. Pour gagner l'affrontement, Polyeucte impose une nouvelle religion qui rompt les liens anciens et choisit de frapper les esprits par le fracas de sa mort.

Avec la pièce de Corneille "Polyeucte ", mise en scène par Brigitte Jaques-Wajeman, il n'est pas simplement question de l'hagiographie d'un saint chrétien, ou de la valorisation apparente de l'iconoclastie* du martyr et du sacrifice, mais de l'histoire bien plus simple et bien plus tragiquement humaine du choc de ceux qui, disposant des moyens politiques et du sens de la propagande, aspirent à une destinée glorieuse dans une société marquée par l'obéissance et le sens du devoir absolu. Les jeunes filles comme Pauline sont modelées au sein de cette société. Objets de transaction diplomatiques et de mariages imposées, elles sont sacrifiées alors que leur être le plus profond éprouve la sensation que le monde pourrait être différent.

© Mirco Magliocca.
© Mirco Magliocca.
Le texte suivi pas à pas est limpide.

"Peut être qu'après tout ces croyances publiques (la religion)
Ne sont qu'inventions de sages politiques
Pour contenir un peuple et bien pour l'émouvoir
Et dessus sa faiblesse établir son pouvoir."


Sévère et Polyeucte et le père de Pauline, Félix, courtisan comploteur, sont plongés dans l'incertitude du destin et confrontés à la crainte inconsciente de l'aveuglement où ils se trouvent. Ils agissent jusqu'au vertige et créent les conditions de leur propre perte. Préférant se quereller sur les rites religieux et des représentations (ou l'irreprésentation des dieux), ils sacrifient les Femmes et le Présent et l'Amour. L'on pourrait cultiver ce dernier humainement. Mais cela ils se l'interdisent et préfèrent accélérer leur marche vers la Mort et le Futur.

© Mirco Magliocca.
© Mirco Magliocca.
Le spectateur est ainsi au fil des répliques et de l'avancée du drame confronté à une question fondamentale sur le Sens de la Vie. Et son absurdité. Certes le contexte se prête à présenter Polyeucte. Mais si la présentation est réussie, c'est bien parce que Corneille a une vision critique, concrète et dynamique de son récit et que la proposition de Brigitte Jacques-Wajeman est théâtralement éclatante. Pas parce que les costumes sont d'aujourd'hui, pas parce que le décor monumental est minimaliste, mais bien parce que le texte a (et garde) sa consistance à travers les siècles et que les personnages sont portés par les comédiens et leur existence.

Les mots et le rythme du souffle s'ajustent à la personne ainsi qu'à la situation et reflètent et le sens et la musique intérieure de chacun. Le vers dans cette mise en scène en réunissant les mots, le son et le corps est bien le lieu d'infléchissement des sentiments, des passions et de la raison. En ce sens, l'effet théâtre est maximal, le spectateur face à la scène assiste comme à la dissipation d'un nuage lorsque la lumière s'intensifie. Les couleurs chantent et animent l'espace et le temps. Il est mis en disposition du plaisir de l'écoute et du regard, en disposition d'émerveillement.

Dans Polyeucte, il est bien ainsi question du manque à l'amour. À un Amour qui relierait à égalité les hommes et les femmes plutôt que les rites d'obéissance. Ce qu'auraient pu être Sévère et Pauline l'un à l'autre. Ce qu'une citation de Nietszche vient d'une manière renforcer à la toute fin. Un classique est toujours contemporain.

* D'ailleurs, le christianisme primitif a bien condamné le recours à la destruction des idoles lors du concile d'Elvire à Grenade, tenu en 305-6 soit cinquante ans après la mort du vrai Polyeucte.

"Polyeucte"

© Mirco Magliocca.
© Mirco Magliocca.
Texte : Pierre Corneille.
Mise en scène : Brigitte Jaques-Wajeman.
Avec : Pascal Bekkar, Pauline Bolcatto, Clément Bresson, Timothée Lepeltier, Aurore Paris, Marc Siemiatycki, Bertrand Suarez-Pazos.
Scénographie & costumes : Emmanuel Pedduzi.
Musique et sons : Stéphanie Gibert.
Lumière : Nicolas Faucheux.
Conseillers artistiques : François Regnault, Clément Camar-Mercier.
Maquillages : Catherine Saint-Sever.

Du 4 au 20 février 2016.
Du mardi au samedi à 20 h 30, dimanche à 15 h.
Théâtre des Abesses, Paris 18e, 01 42 74 22 77.
>> theatredelaville-paris.com

Jean Grapin
Jeudi 11 Février 2016


1.Posté par Ulyssien le 16/02/2016 00:52
Sublime Corneille, magnifiques acteurs, et moralisme de pacotille pour la metteuse en scène…

Dommage que cette sublime pièce, si magnifiquement et passionnément jouée (bravo ! tout spécial à Aurore Paris dans Pauline) et si intelligemment montée… finisse si mal !
Le tragique, c’est une apothéose, un rite d’amour extrême, une transcendance de la Passion, sous toutes ses formes. Le sacrifice des héros y fait le sublime. Qu’importe le prétexte de l’intrigue : politique, amoureux, religieux… Les auteurs et même les génies cèdent aux besoins et aux goûts des époques. Corneille, comme par ailleurs un romantique absolu comme Novalis (« La religion chrétienne est proprement la religion de la volupté. » ) ont une vision du christianisme qui est la leur : une religion de la passion. Mais surtout tout parle de Désir dans le Tragique ! Tout y est prétexte !
Aussi pourquoi escamoter la fin de la pièce de Corneille ? La metteuse en scène, pourtant excellente, Brigitte Jacques Wajeman a dans cette pièce de Corneille, Polyeucte, eu visiblement peur de son sujet. On y parle en effet d’un martyr et de religion. Mais c’est une religion de théâtre ! Seuls les idiots y croient ! Enfin, tout ne parle dans cette pièce que de Désir !
Sévère, le futur empereur, frustré de n’avoir conquis le cœur de Pauline, reste avec sa morale de pacotille. Il pontifie sur la vertu alors qu’il n’a pas connu la jouissance… Brigitte Jacques Wajeman en fait le héros de la pièce… et lui fait trahir Corneille en lui faisant citer hors de propos les lourds et pesants propos du Nietzsche de L’Antéchrist à moitié fou et impuissant qui n’était plus que l’ombre du génial auteur – lyrique lui – de Zarathoustra.
Le héros de la pièce qui a connu l’amour et le sommet des jouissances terrestres, Polyeucte et surtout Pauline, eux ont enfreint la loi, la règle, la morale, la bienséance… Ils sont devenus fous et ivres de quelque chose qui les dépasse ! C’est magistralement et théâtralement sublime ! On se fiche s’ils sont crédibles ! et si la réalité historique est respectée ! C’est cela le tragique ! Les héros sont sublimes parce qu’ils ont accès à quelque chose d’autre qui les dépasse… sans doute l’extase, la grande, qui fait peur aux tièdes ! et en tous cas à la metteuse en scène Brigitte Jacques Wajeman.
Le petit sermon moralisateur finalement très catho-petit-bourgeois de l’épilogue – emprunté au mauvais Nietzsche - qui déforme la pièce de Corneille ne rétrécit qu’elle…

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Le consentement" Monologue intense pour une tentative de récit libératoire

Le livre avait défrayé la chronique à sa sortie en levant le voile sur les relations pédophiles subies par Vanessa Springora, couvertes par un milieu culturel et par une époque permissive où ce délit n'était pas considéré comme tel, même quand celui-ci était connu, car déclaré publiquement par son agresseur sexuel, un écrivain connu. Sébastien Davis nous en montre les ressorts autant intimes qu'extimes où, sous les traits de Ludivine Sagnier, la protagoniste nous en fait le récit.

© Christophe Raynaud de Lage.
Côté cour, Ludivine Sagnier attend à côté de Pierre Belleville le démarrage du spectacle, avant qu'elle n'investisse le plateau. Puis, pleine lumière où V. (Ludivine Sagnier) apparaît habillée en bas de jogging et des baskets avec un haut-le-corps. Elle commence son récit avec le visage fatigué et les traits tirés. En arrière-scène, un voile translucide ferme le plateau où parfois V. plante ses mains en étirant son corps après chaque séquence. Dans ces instants, c'est presque une ombre que l'on devine avec une voix, continuant sa narration, un peu en écho, comme à la fois proche, par le volume sonore, et distante par la modification de timbre qui en est effectuée.

Dans cet entre-deux où le spectacle n'a pas encore débuté, c'est autant la comédienne que l'on voit qu'une inconnue, puisqu'en dehors du plateau et se tenant à l'ombre, comme mise de côté sur une scène pourtant déjà éclairée avec un public pas très attentif de ce qui se passe.

Safidin Alouache
21/03/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024