La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

"Requiem(s)" L'art dans toutes ses tendances et toute sa grâce

Dans une superbe création, Angelin Prejlocaj crée un univers mêlant différents styles de danse et de musique. Autour du contemporain, du classique et de l'urbain, le chorégraphe marie, entre autres, Bach et Mozart à System of a Down, Jóhannsson et des chants médiévaux. Chaque tableau est un moment de théâtre corporel où le chorégraphe marie le geste aux notes et, parfois, à la parole de Deleuze.



© Didier Philispart.
© Didier Philispart.
C'est une pièce pour dix-neuf danseurs avec, au démarrage, trois filets, comprenant chacun un protagoniste à l'intérieur, suspendus au-dessus d'un cercle d'interprètes pour chacun d'entre eux. Ceux-ci ont les bras tendus vers ce personnage emprisonné comme pour se mettre en communion avec lui. Qui est-il pour autant ? Nous sommes presque dans une scène à connotation religieuse, dans une sorte de recueillement, avec les bras tendus comme pour rentrer en résonance avec un au-delà, du moins avec une présence lointaine ou non accessible.

Le tout est baigné dans un clair-obscur de toute beauté, dans une lumière blanche et éclatante qui éclaire les trois groupes d'artistes alors que leur protagoniste respectif emprisonné est dans une semi-obscurité. Puis cela se poursuit par des couples de danseurs alignés sur trois rangées différentes aux mouvements élancés, les bras jetés vers le haut avec les corps qui se replient ou s'étendent selon les couples en se déplaçant longitudinalement. Il y a une synchronisation qui est effectuée entre couples d'une même ligne.

Le spectacle est une succession de tableaux où décors, costumes et mise en scène sont propres à chacun d'eux. C'est, à chaque fois, une histoire, réelle ou imaginée, car participant à une construction de fable qui est racontée corporellement, même si une voix off, celle de Gilles Deleuze, intervient. Pas de fil rouge en particulier, les univers étant très variés, multiples et hétérogènes. Ceux-ci sont accompagnés d'une kyrielle de styles de musiques, autant classiques que contemporains.

© Didier Philispart.
© Didier Philispart.
On y découvre ainsi, entre autres, Mozart, Bach, System of a Down, Jóhannsson et des chants médiévaux. Les chorégraphies ont des gestuelles autant courbes, que brisées et hachées quand elles ne sont pas angulaires. D'amplitudes plus ou moins étendues, elles participent aussi à donner un poids, une gravité, dans un contexte dramaturgique à chaque fois différent, à des corps qui peuvent, selon les tableaux, être animés de légèreté ou de force, voire d'agressivité.

Ainsi, "Requiem(s)" peut être appréhendé comme une pièce de théâtre corporel avec sa trame et ses décors. Car Angelin Preljocaj décline sa création dans une démarche autant dansée, musicale que théâtrale, avec des touchers, des prises, des élans et des chutes où les corps fuient, roulent, courent ou restent fixes dans des gestiques toujours très empreintes d'expressivité. C'est un cocktail de mouvements dont l'allure et la trajectoire sont souvent surprenantes, les contextes dramaturgiques s'enchaînant dans un ensemble de scènes avec des ruptures artistiques pour chacun d'eux. Il n'y a, à dessein, aucune linéarité entre elles, donnant ainsi à voir des artistes dans différents rôles, le geste donnant presque lieu à une réplique.

© Didier Philispart.
© Didier Philispart.
Il y a une évolution autant artistique qu'émotionnelle dans le spectacle, comme si les tableaux étaient une succession à différents stades d'une histoire racontée dans une échelle de temps longue et brisée comme appartenant à différents lieux et espaces-temps. Là, ce sont des corps qui sont allongés comme des feuilles fragiles, ici, c'est tout en force que les déplacements se font, ailleurs, les danseurs se recueillent comme en prière quand, plus loin, ils courent pour fuir ou pour atteindre quelque chose.

Difficile de présenter des moments en particulier tant chacun a son propre cachet, aussi, nous n'en listons que quelques-uns comme celui où les mouvements sont par à-coups avec un interprète qui met ses deux poignets sur son tronc, avec les coudes brisés en angle droit, suivi par d'autres gestiques synchronisées et de même acabit quand autour les danseurs sont statiques puis sont pris par une même contagion artistique les uns après les autres.

Ailleurs, ce sont deux personnages qui s'effleurent, se prennent, se touchent, avec l'un d'eux allongé quand l'autre est debout, prêt à la prendre, mais qui l'effleure et de son corps la recouvre comme une gisante. Puis la scène qui suit, c'est avec le visage masqué d'un collant noir que d'autres protagonistes arrivent et prennent d'autres, allongés, dans des mouvements vifs.

La création est d'une grande richesse chorégraphique. La légèreté et la force sont présentes à chaque moment, faisant de chaque artiste un baromètre émotionnel de l'instant joué avec une gestuelle déclinée dans une expressivité superbe de grâce.

"Requiem(s)"

© Didier Philispart.
© Didier Philispart.
Création 2024.
Chorégraphie : Angelin Preljocaj.
Danseurs : Lucile Boulay, Elliot Bussinet, Araceli Caro Regalon, Leonardo Cremaschi, Lucia Deville, Isabel García López, Mar Gómez Ballester, Paul-David Gonto, Béatrice La Fata, Tommaso Marchignoli, Théa Martin, Víctor Martínez Cáliz, Ygraine Miller-Zahnke, Max Pelillo, Agathe Peluso, Romain Renaud, Mireia Reyes Valenciano, Redi Shtylla, Micol Taiana.
Musiques : György Ligeti, Mozart, System of a Down, Bach, Hildur Guðnadóttir, Gilles Deleuze, Chants médiévaux (anonymes), Olivier Messiaen, Georg Friedrich Haas, Jóhann Jóhannsson, 79D.
Lumières : Éric Soyer.
Costumes : Eleonora Peronetti.
Vidéo : Nicolas Clauss.
Scénographie : Adrien Chalgard.
Assistant, adjoint à la direction artistique : Youri Aharon Van den Bosch.
Assistante répétitrice : Cécile Médour.
Choréologue : Dany Lévêque.
Costumière : Tania Heidelberger.
Direction technique : Luc Corazza.
Régie générale/son : Martin Lecarme, Mathieu Viallon.
Régie lumière : Anaïs Silmar.
Régie vidéo : Fabrice Duhamel.
Production : Ballet Preljocaj.
Durée : 1 h 30.

Du 23 mai au 6 juin 2024.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 16 h.
Exceptionnellement le lundi 3 juin à 20 h et le mercredi 5 juin à 21 h.
Grande halle de la Villette, Paris 19ᵉ, 01 40 03 75 75.
>> lavillette.com

Safidin Alouache
Jeudi 30 Mai 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024