La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

"Requiem - La mort joyeuse" Viva la vida ! Dansons avec nos morts…

Huit jours avant de passer de vie à trépas, l'artiste mexicaine Frida Kahlo peignait une nature morte éclatante de vie où, en grands caractères sur le rouge vif d'une tranche de pastèque, pour l'éternité elle écrivait : "Viva la Vida !"… La chorégraphe Béatrice Massin s'empare quant à elle avec gourmandise du "Requiem" de Mozart pour, avec une grâce océanique, composer un ballet éclatant des couleurs de la vie. Ballet ponctué par le "Danzón" du Mexicain Arturo Marquez, célébrant, à sa façon joyeuse, le Dia de los Muertos cher aux Mexicains.



© Benoîte Fanton.
© Benoîte Fanton.
Si, selon le mot attribué à Clémenceau, "la guerre est une chose trop grave pour la confier à des militaires", la mort non plus ne peut être laissée impunément aux croque-morts en costumes exhumant une infinie grisaille… En effet, l'existence est à prendre comme un continuum englobant ce que d'aucuns dans nos contrées estiment être la fin de la vie alors qu'il ne s'agit là que d'une autre de ses facettes, nécessitant autant d'amour et de passion joyeuse que la première partie jouée sur Terre. Cette conception, si iconoclaste pourrait-elle paraître à un chrétien convaincu de l'existence d'un au-delà céleste, est inscrite au cœur de la culture mexicaine rendant à la Mort un culte traversé par une pulsion de vie éblouissante.

Ainsi, le parti pris joyeusement assumé de Béatrice Massin de faire entendre le "Requiem" dans le désir de vivre de son auteur qui, bien que malade, n'avait de passion en l'écrivant que pour sa "Flûte enchantée" (pour laquelle d'ailleurs il le laissera en plan), est doublement salutaire. D'une part, c'est rendre à Mozart ce qui lui appartient, une formidable énergie vitale mise au service de l'existence ici et maintenant, n'en déplaise à ceux qui ont voulu s'emparer de cette œuvre à des fins religieuses édifiantes. D'autre part, en plus de cette justice qui est ainsi rendue à l'homme, compositeur de génie, c'est nous combler, nous spectateurs du XXIe siècle, en nous offrant sur un plateau une "fête des sens".

© Benoîte Fanton.
© Benoîte Fanton.
Imagine… En prélude à ce qu'il est convenu de nommer la "danse macabre", des danseurs se poursuivent joyeusement, les couleurs chamarrées de leurs splendides tuniques décrivant des arabesques baignant le plateau de leurs éclats lumineux. Seul le bruit de leurs pas glissant sur le sol troue le silence absolu jusqu'à l'immobilisation de tous… Alors que résonnent les premières notes du "Requiem", les douze danseurs et danseuses, seuls ou en chœur, se meuvent à nouveau en douceur. Comme au ralenti, leurs bras s'enlacent et lorsque la musique vient à s'envoler, leurs courses s'accélèrent. L'harmonie entre mouvements musicaux et corporels est telle qu'elle rend palpable la partition tout en soulignant les visages extatiques des interprètes à l'unisson.

Entre sauts dynamiques, courses effrénées et pauses instantanées, mouvements lents, tout n'est que volupté partagée alors qu'un mystérieux paquet passe de main en main... On découvrira plus tard qu'il recèle les magnifiques chasubles dont se revêtiront un à un les morts pour rejoindre les encore vivants dans les mêmes danses, apaisées ou dynamiques. Épousant les oscillations entre mélodies mélancoliques et emballements frénétiques, les corps se font notes décrochées de leur partition pour jouer la leur.

© Benoîte Fanton.
© Benoîte Fanton.
Accompagnant ces deux partitions, celle des corps et de la musique n'en faisant qu'une, la scénographie constituée de vidéos enregistrées "grandeur nature", projetant à l'envi sur fond de scène le flux et reflux des vagues venant recouvrir progressivement le sol du plateau, lui-même transformé en plage sablonneuse, revêt un je-ne-sais-quoi d'extrêmement troublant. En effet, le "sentiment océanique", celui dont parlait Romain Rolland dans ses lettres adressées à Sigmund Freud, se trouve en un instant ranimé comme si le flux et reflux marin cristallisaient en eux "une expérience fulgurante, un sentiment d'unité et de compréhension" du parcours de nos vies minuscules, réunissant dans le même tout la partie visible de notre traversée terrestre et celle jusque-là invisible de l'après mort. Fascinant.

Aussi lorsque les douze fabuleux interprètes, en parité parfaite hommes/femmes, se tiendront par les épaules face à l'océan du fond de scène, avant de se lancer dans des danses tourbillonnantes mettant en valeur les magnifiques chasubles de soie chamarrée dont certains sont déjà revêtus (les vivants en tuniques enlaçant tendrement leurs morts en chasubles, et dansant tous dans le même mouvement allègre), nous nous fondrons en eux.

Et lorsque la mer, "la mer, toujours recommencée", viendra en bord de plateau, prête à envahir la salle dans laquelle nous nous tenons, nous ressentirons ce corps à corps, celui du monde des vivants fusionné à celui des morts, comme étant aussi le nôtre. Un sentiment de plénitude en ressortira, jusqu'au final digne d'un tableau de peintre.

© Benoîte Fanton.
© Benoîte Fanton.
En ayant eu l'intuition ô combien audacieuse de prolonger la divine musique ensorceleuse du "Requiem" par un postlude – "Danzon n°2" – que l'on doit au compositeur Arturo Marquez mêlant de populaires musiques cubaines et mexicaines endiablées, Béatrice Massin a désacralisé l'œuvre mythique de Wolfgang Amadeus Mozart pour nous la donner superbement à (ré)entendre. En cela, magiquement épaulée par son créateur vidéos (Yann Philippe), son créateur costumes (Olivier Bériot) et sa créatrice lumières (Emmanuelle Stäuble), elle renoue avec l'essence même du baroque développée par Jean Rousset dans son ouvrage de référence : "La littérature de l'âge baroque en France ; Circé et le paon". Ce nouveau regard sur la musique baroque dont la chorégraphe est porteuse renoue avec la figure de Circé la magicienne "découvrant" le sens derrière la forme en perpétuelle métamorphose.

De plus, habitée par cette philosophie renvoyant dans les cordes la tristesse "mortelle" de la religion judéo-chrétienne qui, après avoir volé la vie sur Terre à nombre de ses fidèles, les prive ad vitam aeternam d'un au-delà festif, elle met superbement en jeu un "Requiem" païen de nature à nous rasséréner face à une finitude qui – en fin de compte… – n'en serait pas une… Dansons joyeusement avec nos morts, comme nous y invite cette création tonique et poétique qui ne doit rien à un Dieu rébarbatif, mais à une chorégraphe rayonnante de créativité, renouvelant depuis plus de trente années la vision contemporaine d'un baroque magnifié.

Spectacle vu le mercredi 18 octobre, Grande Salle Vitez du TnBA à Bordeaux où il a été représenté du mercredi 18 au samedi 21 octobre 2023.

"Requiem - La mort joyeuse"

© Benoîte Fanton.
© Benoîte Fanton.
Conception et Chorégraphie : Béatrice Massin,
assistée de Maud Pizon et Wu Zheng.
Avec : Mathieu Calmelet, Lou Cantor, Antonin Chédiny, Rémi Gérard, Marion Jousseaume, Mylène Lamugnière, Léa Lansade, Philippe Lebhar, Clément Lecigne, Enzo Pauchet, Damien Sengulen, Nicola Vacca.
Musiques : "Requiem"de W. Amadeus Mozart.
Avec : MusicAeterna/The new Siberian Singers (direction musicale Teodor Currentzis), l'Orchestra of the Eighteenth Century/Netherlands
Chamber Choir (direction musicale Frans Brüggen).
Pour "Danzon n° 2" d'Arturo Marquez : Orquestra Sinfonica Simon Bolivar (direction musicale Gustavo Dudamel).
Création costumes, : Olivier Bériot assisté de Corinne Pagé et de Marine Lefèbvre.
Création lumières : Emmanuelle Stäuble.
Création vidéo : Yann Philippe assisté de Claire Willemann.
Création sonore : Emmanuel Nappey.
Régie générale : Boris Molinié.
Durée : 1 h.
Présenté en partenariat avec La Manufacture CDCN.
Création les 8 et 9 novembre 2022 au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines - scène nationale (78).

© Benoîte Fanton.
© Benoîte Fanton.
Tournée
30 novembre 2023 : Les Quinconces - Scène nationale, Le Mans (72).
19 janvier 2024 : Théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France (93).
21 et 22 février 2024 : Le Quartz - scène nationale, Brest (29).
24 février 2024 : Quai 9, Lanester (56).
19 mars 2024 : Espace Michel Simon, Noisy-le-Grand (93).

Yves Kafka
Mercredi 8 Novembre 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024