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Théâtre

"Qui va là ?" Un homme venu de nulle part s'invite sur scène…

Alexandre Cabari est un homme sans domicile fixe. Propre sur lui malgré tout, la quarantaine, il voyage léger et a pour tout viatique les souvenirs de son passé et une urne funéraire contenant les cendres de sa mère avec laquelle il vivait et dont le décès récent a fait de lui un homme sans présent ni avenir.



© DR.
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Un pauvre hère qui ne fait que passer, mais qui a besoin, l'espace d'un instant, d'un ancrage pour reconstruire sa mémoire éparse. Sa perte de repères et son absence d'attache sentimentale désormais font malgré tout de lui un homme libre. Avec son petit pécule maternel, il erre de ville en ville et de gare en gare. Il dort dans des camions ou des trains. Surtout des trains.

Un jour, il s'introduit dans un théâtre vide dans lequel, probablement, le public ne va pas tarder à arriver et les comédiens à jouer. Mais personne ne vient… Alors, il investit la scène sur laquelle trône un simple fauteuil oublié d'un spectacle précédent. Dès lors, un processus mnésique s'enclenche pour lui. Ce fauteuil devient celui de sa mère et un "décor" mental se construit peu à peu avec des éléments trouvés en coulisses : un carton, un escabeau, un seau.

L'appartement de son enfance et de sa vie se reconstitue peu à peu, un lieu à la fois imaginaire et réel qu'il s'approprie en lui redonnant un semblant d'existence. Il se reconstruit et restaure à sa façon le lien social en évoquant sa solitude, son errance et son besoin d'altérité…

© Luca Pascotto.
© Luca Pascotto.
En avril 2020, le spectacle vivant est en berne et nombreuses ont été les compagnies au bord du gouffre. Il a fallu pour elles se réinventer, renouer avec le public et composer avec un contexte sanitaire complexe…

Le "Collectif Ah le Zèbre !" a choisi de mettre en scène une pièce écrite par Emmanuel Darley dans un format de théâtre en appartement permettant un espace de diffusion préservé et une nouvelle approche artistique… Un mal pour un bien tout compte fait !

La pièce connaît un vif succès relayé par les médias, mais est stoppée avec le deuxième confinement. Ce sera l'occasion pour la compagnie d'écrire une nouvelle adaptation scénique sous la houlette de Thierry de Pina à la fois interprète, metteur en scène et créateur du collectif. Dans cette pièce, et face au contexte en question, on peut se demander qui joue vraiment, Alexandre ou Thierry, tant la frontière est sensible et subtile entre le comédien et l'interprète. On a pour habitude de dire qu'un acteur incarne un personnage et qu'un comédien est habité par lui.

Thierry de Pina est un exemple remarquable du comédien habité pour le plus grand bonheur des spectateurs. Dans ce seul en scène, il captive le public entre fiction et réalité en incarnant un clown triste qui parfois dérange mais dont l'humour et l'ironie, cela dit, ne sont pas loin. Le spectateur est happé très rapidement par cet être perdu que les choses sombres pourtant ne semblent pas déranger plus que ça. Et ce, très vite, dès le début de la pièce.
Le cri d'amour qu'il porte à sa mère ne peut laisser le public indifférent.
C'est poignant et subtilement interprété.

© DR.
© DR.
"Qui va là" est une pièce construite aussi sur un jeu de miroirs et une mise en abîme auxquels le spectateur sera rapidement sensibilisé pour peu qu'il se détache un instant du plateau et de la salle de théâtre car, comme Alexandre qui est la rue, Thierry, lui, et de nombreux comédiens l'ont été aussi plusieurs mois, corps et âmes.
À la rue ou confinés, finalement quelle est la différence ?

Il y a une intelligence dense et centrée dans cette pièce, une grande intelligence qui fait d'elle une magnifique allégorie de l'absence, de l'abandon, du manque.
Le manque de la culture (le public ne vient pas et le comédien devant jouer semble avoir disparu).
Le manque de la mère, absente et présente à la fois qui touche le spectateur au plus profond de son être.

La pièce oscille entre une nostalgie vivifiante qui emporte le spectateur grâce à l'interprétation époustouflante du comédien et un réalisme métaphorique tout en subtilité.
La mise en scène est sobre et sans artifices, car le texte se suffit à lui-même. Ce texte qui nous confronte aussi et surtout à ce que nous ne voulons pas voir comme tous ces SDF dans nos rues que nous croisons si souvent et qui nous ramènent à nos propres peurs.

"Qui va là" est une pièce qui constitue un grand moment de théâtre intime et collectif à la fois.
Elle se rejouera lors du festival d'Avignon. À ne rater sous aucun prétexte, car les portes des théâtres seront bel et bien grandes ouvertes.

"Qui va là"

© DR.
© DR.
D'après d'Emmanuel Darley (aux Éditions Actes Sud, 2020).
Adaptation et mise en scène : Collectif Ah le Zèbre !
Avec : Thierry de Pina.
Duré : 1 h.

La pièce s'est jouée du 25 novembre au 17 décembre 2021 au Théo Théâtre, Paris 15e.

Le 15 janvier à 20 h 30 à la Maison de la Poésie à Avignon (84).
Puis au Festival Off d'Avignon en juillet 2022.

Brigitte Corrigou
Lundi 20 Décembre 2021

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

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"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023