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Théâtre

Pierre et Jean sont sur un bateau... Qui est-ce qui reste ?

Jean Renoir l’avait fait au cinéma. Vica Zagreba l’ose au théâtre. Adapter Maupassant et réussir à faire passer toute l’ironie (mordante) de l’auteur n’est pas aisé. Pour y arriver, il faut même une pointe de culot, une bonne dose de talent et une troupe qui tient la route… C’est le cas ! Laissons-nous embarquer avec "Pierre et Jean" à la Folie Théâtre, le temps d’un voyage atypique...



Pierre et Jean © D.R.
Pierre et Jean © D.R.
Vica Zagreba a su lire entre les lignes, débusquer – dans une mise en scène fraîche et audacieuse – toute l’ironie, toute la cruauté de Maupassant. En apparence, la famille Roland file un bonheur parfait : madame la mère est une épouse attentionnée ; monsieur le père a réalisé son rêve de marin en faisant déménager tout son monde au Havre ; et leurs deux fils, Pierre (l’aîné) et Jean (le cadet) ont terminé leurs études brillamment. Mais l’arrivée inattendue d’un héritage légué seulement à Jean par un "bon ami" de la famille va perturber ce bel équilibre. Le secret de la mère n’est pas difficile à deviner. Seul le père, épais et lourdaud, ne voit rien et se réjouit de cette manne financière. On se gausse par avance de ce personnage.

L’équipage du bateau de la famille Roland affiche une belle humeur. Pourtant, il tangue dangereusement sur la mer du Havre. En terme d’ouverture, on ne peut guère attaquer avec plus de finesse : l’aventure promet d’être houleuse ! Et les interventions (ponctuelles) d’un narrateur – à la fois externe et omniscient (Sébastien Rajon, truculent !) – sont là pour nous dresser le portrait de la famille "bancroche" : arrêts sur image (astucieux) et photographies pointent avec justesse et ironie ses déséquilibres. L’introduction de ce monsieur "Conscience" est incisive. Il permet une belle trouée dans l’univers sarcastique de l’auteur.

Pierre et Jean © D.R.
Pierre et Jean © D.R.
D’autant plus quand on a l’idée de se servir de la photo de Maupassant lui-même pour rappeler le souvenir du défunt amant ! Le dandy à moustache qu’est l’auteur (on ne connaît que trop bien sa réputation, il n’a pas attrapé la syphilis par hasard) n’est jamais bien loin. Il plane comme une ombre impertinente sur la scène. Vraiment bien vu.

Non seulement l’univers de l’auteur n’est pas trahi (toujours difficile quand on s’attaque à des monstres de la littérature), mais il se "lit" comme un livre ouvert : les personnages seraient passés d’un coup de baguette magique à la verticale. Ici, l’on joue avec les codes que l’on détourne allègrement. Le parti pris scénographique d’Alice Gervaise en est peut-être l’exemple le plus frappant : le décor est en carton, l’espace se regarde à plat et ses sujets debout. Le beau réalisme est tronqué. Et c’est tant mieux.

Pierre et Jean © D.R.
Pierre et Jean © D.R.
En revanche, les comédiens n’ont rien de faux et sont bien vivants. À fleur de peau dans le rôle de la mère, Franka Hoareau déploie une belle maturité de jeu et l’on devine chez elle une sacrée personnalité. Quant à Vahid Abay (le père), c’est à se demander si on ne l’a pas tout droit extrait du roman. À Régis Bocquet, nous dirons simplement que le rôle de Jean lui sied bien mieux que celui de Lagrange ! À Sylvain Laborde cependant, nous ajouterons que Pierre manque de mesure et de nuance. Il a une fâcheuse tendance à jouer en force ce qui alourdit inutilement le personnage. Enfin, le rôle de Laure Portier (la veuve) ne nous a pas permis de suffisamment apprécier son talent. Dans l’œuvre, il était déjà insipide…

De la dramaturgie au jeu des comédiens, des personnages à leurs costumes, du décor à la lumière, la mise en scène regorge d’idées, le spectacle fourmille de bonnes trouvailles… En bref, le travail est remarquable ! Nous avons hâte de venir voir le Dindon au Festival "Premiers pas" (Cartoucherie de Vincennes), prochain spectacle de la Cie Guépard échappée. Leur avenir est prometteur. A suivre… donc !

Pierre et Jean

Pierre et Jean © D.R.
Pierre et Jean © D.R.
(vu le 22 avril 2011)

Texte : D'après Guy de Maupassant.
Mise en scène et adaptation : Vica Zagreba, assistée de Vladimir Zagreba.
Avec : Vahid Abay, Régis Bocquet, Franka Hoareau, Sylvain Laborde, Laure Portier, Sébastien Rajon.
Scénographie : Alice Gervaise, France Trébucq.
Lumière : Jérémy Riou.
Costumes : Laurence Barrès.

Du 10 mars au 08 mai 2011.
Du jeudi au samedi à 19 h, dimanche à 15 h.
À La Folie Théâtre.
Paris XIe, 01 43 55 14 80.
Pour plus de renseignements :
www.folietheatre.com/

Sheila Louinet
Mercredi 27 Avril 2011

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© Pics.
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© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
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Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

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15/09/2023