La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2024

•Off 2024• "Herculine Barbin" Un d(r)ame d'État… civil

Exhumer des arcanes des archives médico-légales, un siècle après les faits, le manuscrit d'une jeune femme du XIXe siècle s'étant donné la mort suite à un rectificatif d'état civil la faisant advenir homme, fut l'œuvre de Michel Foucault, analyste de la vie des "monstres" in "L'histoire de la sexualité" à laquelle il consacra un cycle de ses cours au Collège de France. En ce XXIe siècle, traversé par les questionnements progressistes libertaires, Catherine Marnas s'empare de ce troublant récit pour se faire à son tour la passeuse de cette voix singulière incarnée dans un corps pluriel, celui d'un hermaphrodite, l'intersexe contemporain.



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Il a été beaucoup écrit de propos savants (cf. la passionnante postface du sociologue Éric Fassin à "Herculine Barbin dite Alexina B.", préfacée par Michel Foucault) sur cette histoire vraie exhumée de l'oubli... Mais quelle que soit l'extrême pertinence de ces analyses, prolongées par l'essentiel "Troubles dans le genre" de Judith Butler sur le féminisme et la subversion de l'identité, rien ne peut mieux faire entendre l'existence d'Herculine – Adélaïde - Alexina - Camille - Abel (cinq prénoms pour parler du même) – que "Mes Souvenirs", le manuscrit authentique rédigé à vingt-cinq ans par "cellelui" qui allait se donner la mort en 1868, seul comme pas une, victime de "la chasse à l'identité".

Récit d'une force irrépressible – comment ne pourrait-on pas être transpercé par de tels accents vibrant d'humanité, rendant caduques les allégations de traditionalistes coupés de toutes vérités humaines ? –, "Herculine Barbin" se devait de trouver sur un plateau une traduction n'écrasant en rien sa subtile écriture, alternant à merveille les pleins et les déliés d'une calligraphie maîtrisée comme art de la parole performative. C'est justement à cet endroit précis – celui de la représentation – qu'on attendait la metteuse en scène…

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
D'emblée, la scénographie mise en jeu nous introduit au cœur du propos. Métaphore des identités flottantes qui vont s'y dévoiler, un imperceptible mouvement de vaguelettes hypnotiques anime les draps immaculés recouvrant une rangée de lits alignés en diagonale… Mickaël Pelissier (qui, avec un grand bonheur, reprend pour Avignon le rôle) prêtera son humanité aux autres personnages traversant le récit, jouant là délicatement avec l'eau contenue dans une bassine aux dimensions trop étroites où l'on pourrait voir la résurgence de la problématique gender fluid en attente de submerger le plateau.

À l'instar de l'insoupçonnable grâce troublante de Yuming Hey (nominé aux Molières 2024 pour la pièce "Les Bonnes") – on ne sait si le rôle d'Herculine était fait pour iel ou si c'est l'inverse qui s'est imposé –, les deux complices au plateau vont incarner "corps et âme" cette héroïne à fleur de peau qu'ils donnent à entendre et à voir dans toute la vérité de sa nature intersexe, faisant vivre l'intensité de son vécu singulier tant dans son bonheur extatique que dans les affres de ses souffrances extrêmes.

Soulevant délicatement le drap linceul recouvrant une forme allongée, son alter ego la "découvre" et, en la dévoilant à nos regards, extrait Herculine des limbes de la mort où enfin elle avait trouvé le repos, pour nous raconter sa véridique histoire… "J'ai beaucoup souffert, et j'ai souffert seul ! seul ! abandonné de tous !". Cri amplifié par l'articulation simultanée des deux acteurs qui confondent leurs voix dans le même appel de détresse nous transperçant, nous les témoins présents d'un drame ancien à résonance contemporaine.

Suivra le récit détaillé de la première période, celle racontée au genre féminin, "des instants célestes" d'une sensualité à fleur de peau vécus au sein de différentes institutions où Herculine partagera innocemment le plaisir des caresses entre jeunes filles, les baisers des religieuses attendries par son besoin d'affection et la subtilité de son esprit. Des amours saphistes – car Herculine, identifiée femme par l'état civil, parlera alors d'elle au féminin –, il en sera de douloureux comme la maladie et la mort de sa chère Léa, de fort troublants comme ses émois de camériste au service d'une jeune beauté aux formes parfaites, et très vite d'intranquilles comme le trouble qui la gagnera à "l'entrée de ce sanctuaire de virginité" qu'était la classe des élèves-maîtresses (sic) où elle venait d'être admise.

Au visage lumineux d'Herculine répondra alors en miroir la silhouette déliée de son double. Interprétant avec une grâce infinie "Les métamorphoses" d'Ovide, prendront corps Hermès et Aphrodite s'unissant pour donner naissance à celui qui, à son corps défendant, séduit par la naïade Salmacis, devint uni à elle dans un seul corps bisexué. Ainsi le mythe, réincarné par les Dieux grecs (peu puritains…) ayant exaucé les vœux de la nymphe, se fera-t-il le porte-parole de la mythologie privée d'Herculine au corps indécis.

© Claude Poinas.
© Claude Poinas.
Succèderont les affres de la deuxième période, celle racontée au masculin après qu'advint la faille dans l'armure construite, après que le jeu des caresses folles se conclut par le passage à l'acte avec sa chère Sara, institutrice et fille de la directrice du Pensionnat de jeunes filles où elle avait trouvé un poste d'enseignante. Dès lors, se sentant frappé par l'ignominie des jugements, s'avançant en bord de scène, iel pointera un doigt accusateur vers nous public, toujours prêt à s'arroger le droit de juger cellelui que la nature a assigné à une place aléatoire.

Dès lors, le récit abandonnera les rives du bonheur perdu pour aborder celles des accents tourmentés de "la chasse à l'identité" dont parle si bien Michel Foucault. Hypocrisie des uns et des autres refusant à corps et âme perdus que le scandale ne se dévoile au grand jour, verdict de la sacro-sainte science, directrice de conscience d'une religion stupéfiée, réponse de la loi prenant acte de son "erreur" et souffrances de celle qui – devenue en toute légalité celui – erre dans un "no man's land" terrifiant de solitude abyssale et de dénuement cruel.

Endossant les rôles des personnages traversant son existence intranquille, habillant avec une infinie tendresse d'une robe puis d'un costume d'homme Herculine devenu Abel, la soulevant de terre comme un fétu fragile en la serrant dans ses bras, l'alter égo témoigne à l'interprète idoine, l'immense besoin de consolation que nous ressentons à son égard.

Jusqu'aux extraits de chansons populaires, distillées en contrepoint d'un passé n'arrêtant pas de passer en nous pour inscrire jusque dans notre présent la question brûlante du genre, tout sonne juste – comédiens d'exception et mise en jeu envoûtante – pour faire de cette "représentation" le théâtre vivant de nos interrogations intimes.

Vu le lundi 1ᵉʳ juillet au Palace d'Avignon.

"Herculine Barbin"

© Claude Poinas.
© Claude Poinas.
D'après "Herculine Barbin dite Alexina B.", publié et préfacé par Michel Foucault (Éditions Gallimard) et "Mes souvenirs" d'Herculine Barbin
Adaptation : Catherine Marnas et Procuste Oblomov.
Mise en scène : Catherine Marnas.
Avec : Yuming Hey, Mickaël Pelissier.
Conseil artistique : Procuste Oblomov.
Scénographie : Carlos Calvo.
Créatrice son : Madame Miniature assistée d'Édith Baert.
Lumières : Michel Theuil, assisté de Fabrice Barbotin et Véronique Galindo.
Vidéo : Valéry Faidherbe, assisté d'Emmanuel Vautrin.
Chorégraphies : Annabelle Chambon.
Costumes : Kam Derbali.
À partir de 14 ans.
Durée : 1 h 20.

•Avignon Off 2024•
Du 29 juin au 21 juillet 2024.
Tous les jours à 17 h 30. Relâche le mercredi.
Théâtre Au Palace, 38, cours Jean Jaurès, Avignon.
Réservations : 04 84 51 26 99.
>> aupalace.fr

Yves Kafka
Vendredi 5 Juillet 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024