La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2024

•Off 2024• "Après les ruines" L'exil, le départ : leur part de silence et d'inconnu traitée d'une belle manière

Vous est-il déjà arrivé de penser à partir de chez vous ? Pour aller où ? Quel pourrait être le sens de ce départ ? Serait-il volontaire ? Contraint et forcé ? Et quelles sont, concrètement, nos propres réactions face à l'exil, face à la brutalité de l'arrachement et, bien souvent, à l'absurdité presque comique des procédures d'accueil ?



© Guillaume Lenel.
© Guillaume Lenel.
Avouons que le fait de "partir" de chez soi, qu'il soit mûrement pensé et décidé ou, au contraire, bien malgré soi, est une donnée que personne ne peut imaginer s'il ne l'a pas vécue un jour. Nous sommes des milliers dans ce cas, à n'en rien savoir… Comment imaginer être parachuté dans un pays dont on ne connaît pas la langue et dont on ne sait pas non plus si on va pouvoir y rester ?

C'est en 2014, alors que la guerre fait rage en Syrie, que la Compagnie Pardès rimonim et la ville de Metz tentent d'agir en renforçant le lien avec Alep en signant une Charte de l'amitié entre les deux villes. Puis une émission radio va naître et, parallèlement, une autrice syrienne réfugiée à Metz avec sa famille, Wejdan Nassif, va renforcer le lien avec le pays en guerre. Dès lors, la compagnie se rapproche de nombreux acteurs associatifs qui tentent d'aider les populations civiles dans le pays en question.

C'est alors que naît le projet de ce spectacle avec, en amont, une récolte pléthorique de matériaux : expériences individuelles, vécus personnels d'hommes et de femmes multiples et variés, etc. Puis l'acte créatif va œuvrer, bouleversant bien souvent les certitudes de l'écriture et ses intuitions premières. Mais n'est-ce pas là aussi la chose inhérente à l'acte créatif, surtout lorsque c'est l'humain qui en est la chair et le sang ?

© Guillaume Lenel.
© Guillaume Lenel.
Le spectacle "Après les ruines" convoque à la fois la fiction, des fragments documentaires, de la musique live et du théâtre d'objets. Projet conceptuel de notre ère théâtrale contemporaine assez fréquent qui tente de dire un propos particulier, au-delà de la simple définition de "l'acte théâtral" classique et traditionnel.

Vers la fin de la représentation, la scénographie est remarquablement esthétique et les ombres nombreuses présentes au plateau, tout comme ce petit train qui sillonne le plateau, nous soufflent à l'oreille qu'il serait pertinent qu'il n'y ait pas d'un côté "les exilés", et de l'autre, "nous", indifférents, sourds et aveugles, emplis de certitudes et d'idées reçues quant à l'exilé, l'étranger, le déplacé !

Sous la plume et la houlette scénographique de Bertrand Sinapi, la dramaturgie d'Amandine Truffy, les lumières de Clément Bonnin et les manipulations d'objets orchestrées par Goury, la représentation se pare d'une magnifique poésie qui occulte avec brio toutes les questions qu'inconsciemment, nous nous posons toutes et tous. C'est la magie du Théâtre, qu'il soit pluridisciplinaire ou pas. C'est ce qui en fait sa force toute particulière.

Que faire de tous ces témoignages pléthoriques qui ont abondé ? Souhaitons-nous vraiment les entendre ? Si c'est le cas, qu'est-ce que cela bouge en nous ? Ne devrions-nous pas, aussi, y voir un peu de notre propre histoire ?

À la base de ce projet engagé, une envie, surtout : "Que le récit en "je" des multiples témoignages récoltés puisse se construire en "nous", et pour cela, nous avons œuvré à partir d'une dimension européenne, celle de la France, de l'Allemagne et du Luxembourg, mais également via le réseau européen "Bérénice" (Réseau transfrontalier d'acteurs culturels engagés dans la lutte contre les discriminations)."

© Jean-Noël Pierre.
© Jean-Noël Pierre.
Comment ne pas songer au travail titanesque qu'a dû représenter la collecte de témoignages de cette compagnie transfrontalière Pardès rimonim implantée à Metz, créée en 2005, et qui célèbre cette année son vingtième anniversaire ! Et pourtant, sur le plateau, c'est la simplicité qui l'emporte, magnifiée par la musique en strates électroacoustiques de Stefan Scheib et les notes envoûtantes du violoncelle en live du Luxembourgeois André Mergenthaler.

Traiter de ce thème de l'exil, c'est, quelque part, sauter à l'élastique sans être tout à fait certain d'en remonter totalement indemne. D'aucuns s'y sont frottés et s'y sont bien piqués… Dans "Après les ruines", Bertrand Sinapi signe une réalisation hautement poétique, au risque de nous répéter…

Il serait bon, peut-être, de ne pas perdre de vue les dimensions tangibles auxquelles le théâtre doit se confronter, ni trop contourner ses règles intrinsèques profondes, notamment la trame dramaturgique qui nous semble être au sommet de sa pyramide. Dans "Après les ruines", nous l'avons quelque peu cherché sans parvenir à la trouver véritablement.

Bertrand Sinapi s'est inspiré aussi du roman de Wejdan Nassif, "A Vau l'eau", dans lequel l'autrice "fait parler" de nombreux étrangers exilés. À cela, comme déjà signalé, s'est ajoutée la collecte des nombreux témoignages transfrontaliers et français des acteurs et actrices sociaux, de personnes en centre d'accueil, de demandeurs d'asile de l'AMLI réseau Batigère, de la population du quartier classé Zone urbaine sensible (ZUS) de la Patrotte (Metz-Nord), de personnes seniors réparties sur le territoire régional ou, encore, de celles et ceux de l'atelier El Warsha.

Peut-être tout ce foisonnement a-t-il pu outrepasser la veine théâtrale du propos, au demeurant largement méritoire et ambitieuse. "Tout ceci, c'est pour nous le moyen de faire que l'ensemble des interactions menées viennent nourrir le processus de création, faisant des publics touchés des contributeurs de nos spectacles (…). Des chemins de joie et d'émancipation".

© Pardes Rimonim.
© Pardes Rimonim.
De la joie, nous l'avons largement éprouvé durant ce spectacle, paradoxalement, malgré des témoignages déchirants d'expériences vécues, notamment lors de l'extrait diffusé en voix off d'"A Vau l'eau", dès l'ouverture du spectacle. Nous avons redécouvert un théâtre pluriel, poétique, troublant, magnifiquement beau. Nous avons entendu parler d'identité nationale et européenne, loin sans doute de la sphère poétique, mais, pourtant, bien présente.

Une mention particulière à Amandine Truffy dont les interventions calmes et posées embarquent le public vers une dimension organique difficilement qualifiable. Une force tranquille dont on soupçonne qu'elle doit être le résultat d'un long travail auprès notamment d'Éric Ruf, Daniel Mesguich, Philippe Garrel, etc, ou encore de sa pratique de la technique du clown.

Bryan Polach n'est pas en reste dans la puissance et l'envergure de son jeu. Signalons qu'il se produira aussi avec "Violences conjuguées", sa pièce co-écrite et co-mise en scène lors du Off d'Avignon.

Dans "Après les ruines", il nous a peut-être manqué un certain "fil d'Ariane" autour de la dramaturgie, lequel nous aurait définitivement emporté, quand bien même le spectacle est vertigineusement émouvant et bouleversant.

Accordons malgré tout à Bertrand Sinapi, Amandine Truffy et Emmanuel Breton, une palme d'or pour leur regard sur notre monde actuel sinistre, et, à tous les exilés de la Terre, une palme d'honneur à nulle autre pareille.

"Après les ruines"

Spectacle tout public en français (allemand et arabe sous-titrés).
Écriture et mise en scène : Bertrand Sinapi.
Dramaturgie : Amandine Truffy et Emmanuel Breton.
Avec : Amandine Truffy, Katharina Bihler et Bryan Polach.
Contrebasse live et traitement électo-accoustique : Stefan Scheib.
Composition, violoncelle enregistrée : André Mergenthaler.
Dispositif sonore : Lionel Marchetti.
Lumières : Clément Bonnin.
Dispositif scénique et régie : Matthieu Pellerin.
Scénographie objets : Goury.
Par la Compagnie Pardès rimonim (Metz).
À partir de 13 ans.
Durée : 1 h 15.

•Avignon Off 2024•
Du 2 au 21 juillet 2024.
Tous les jours à 13 h 55. Relâche le lundi.
Avant-première presse le 30 juin 2024 à 13 h 55.
Théâtre Le 11 Avignon, Salle 2, 11, boulevard Raspail, Avignon.
Réservations : 04 84 51 20 10.
>> 11avignon.com

Tournée
4 décembre 2024 : MJC Calonne, Sedan (08).

Brigitte Corrigou
Lundi 17 Juin 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024