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Avignon 2023

•Off 2023• "L'Institut Benjamenta" Entre rêve et réalité, l'inquiétante étrangeté d'un monde fascinant…

Claude Régy, dans sa dernière création "Rêve et folie", testament d'une œuvre à inscrire durablement dans les marges d'un théâtre sans concession, actait sur l'avant-scène l'état d'incertitude. Cet état si particulier de flottement océanique, seul susceptible d'ouvrir grand les portes de la création… Frédéric Garbe, à qui l'on doit les troublantes mises en jeu de "Ici la nuit", "Noir et Humide" de Jon Fosse, ou encore "Le mois de Marie" de Thomas Bernhard, s'inscrit dans cette lignée de metteurs en scène désertant le clinquant du spectaculaire pour explorer l'insoupçonnable complexité de ce que, par pure paresse, l'on nomme "réalité".



© Geoffrey Fages.
© Geoffrey Fages.
Parler d'abord du décor, l'écrin du voyage immobile conduisant au très mystérieux Institut Benjamenta… Existe-t-il d'ailleurs vraiment cet établissement "éducatif" ? Ou est-il le produit d'un imaginaire foisonnant ? Ou encore, est-il né dans l'esprit traumatisé de Jacob Von Gunten, jeune homme de bonne famille ayant eu – on peut le supposer – à souffrir d'une éducation si stricte qu'il tenterait de s'en libérer en inventant une autre histoire, la même, mais mise à distance au travers d'une écriture ?

Quoi qu'il soit – et, heureusement, jamais la réponse ne sera délivrée, laissant ainsi libre cours à toutes les projections personnelles –, c'est un parterre de papiers immaculés jonchant l'avant-scène qui accueille le spectateur. Un rideau translucide donnera accès au monde de l'Institut, et servira aussi d'écran où seront projetées en 3D des esquisses hallucinatoires de M. Benjamenta et de sa fille, la douce et belle Melle Benjamenta.

La lettre d'admission rédigée par le jeune élève, promettant obéissance inconditionnelle à l'autorité du directeur, est projetée, et lue dans le même temps par l'acteur prêtant vie au personnage de papier. Les lignes qui tremblent sur le rideau, outre l'aspect esthétique de leur graphie, introduiront au trouble qui va progressivement gagner l'espace de la représentation.

© Geoffrey Fages.
© Geoffrey Fages.
La mine béate affichée par le comédien consignant dans son précieux carnet l'arrivée dans le bureau du directeur, contraste avec les éléments étranges rapportés… L'indifférence froide de M. Benjamenta lors de l'arrivée du nouveau à l'institut, que dit-elle de ce directeur ? Lui qui ne relève la tête de ses journaux que pour exiger l'argent du garçon ? Quant au commentaire prononcé à haute voix par le nouvel élève – "Qu'on est ridicule quand on a peur. C'est ainsi que je devins pensionnaire de l'institut Benjamenta" –, sa lucidité prémonitoire… fait peur.

En transparence, derrière le rideau, les mots de la révolte seront articulés… Qu'apprend-on ici ? Rien. L'obéissance et la patience, voilà ce qu'on inculque. Et les autres élèves ? Humbles jusqu'au dernier degré de la bassesse. L'uniforme ? Un autre moyen d'humilier. La gymnastique ? Toujours les mêmes gestes de salut à répéter. L'enseignement ? Rien à en dire, et pour cause, aucun cours, enseignants en léthargie ou morts. Seule échappera à ce tableau noir, la jeune dame qui fait la classe, Melle Benjamenta, la sœur du directeur, apparaissant par transparence comme un être diaphane à la présence évanescente.

© Geoffrey Fages.
© Geoffrey Fages.
Dans le portrait qu'il brosse de ses compagnons, on retiendra celui d'un des plus grands d'entre eux (par la taille), mais aussi le plus bête, les idiots comme lui sont faits pour commander… Et pourtant, ce qui les aime ses camarades… Alors que la tête de M. Benjamenta, démultipliée en trois répliques, flotte derrière le rideau comme la statue du Commandeur, l'élève racontera comment il a été battu violemment lors de sa tentative avortée de révolution, une velléité de départ des lieux qui a tourné court. Foin de la révolte, la silhouette du serveur modèle courbant l'échine pour servir son maître apparaîtra par transparence. La loi, voilà ce qui est grand et rend utilisable pour n'importe quel travail… "Monsieur Benjamenta, vous êtes mon dieu"…

Le désir, le dur désir d'être aimé est le plus fort… Ne va-t-il pas imaginer (ou la scène a-t-elle vraiment existé ?) que le directeur le choisisse comme allié, le suppliant de le défier, de lui manifester du dédain, tout ça pour le remercier d'avoir été insolent avec lui ? Ne va-t-il pas halluciner (ou est-ce la pure réalité ?) la présence dans la salle de classe, au milieu de la nuit, de la douce et belle Melle Benjamenta venant le prendre par la main pour lui faire découvrir un monde ignoré de lui ? Et, lui caressant la joue, "une porte apparut, on entra dans un feu de lumières"… La pensée latente du rêveur éveillé a bien du mal ici à se dissimuler sous la pensée manifeste de l'anecdote confiée "en toute innocence"…

© Geoffrey Fages.
© Geoffrey Fages.
Mais Eros et Thanatos, étant les deux visages du même désir, il rend compte de la terrible colère du directeur voulant l'étrangler (Lui aurait-il "pris" sa fille ? Était-il jaloux qu'un autre que lui puisse la posséder ?). Et comme le rêveur éveillé, il se demandera si cette scène, il l'a rêvée ou s'il l'a vécue réellement.

Il vient à s'imaginer (ou est-ce pour de bon ?) être le légataire du roi détrôné, M. Benjamenta lui proposant sa succession… quoiqu'il n'y ait ni sceptre, ni couronne à transmettre, l'institut – comme la belle demoiselle – se mourant… Et pourtant le dernier tableau "vivant" contredira superbement l'âpre réalité à peine entrevue.

Ce texte énigmatique et puissant, on le doit à un écrivain-poète hors normes, le Suisse de langue allemande Robert Walser. En rencontrant l'écriture de ce peintre de l'invisible, poète de l'infiniment petit confronté à l'immensité de ce qui broie nos vies minuscules, homme vivant dans sa chair les métamorphoses du rêve et de la folie fondues dans la même entité mouvante, Frédéric Garbe a déniché non sans gourmandise une superbe matière faisant écho à sa veine créatrice. Lui dont l'écriture dramaturgique se caractérise par une précision de dentellière, par une attention de tous les instants portée à la poésie de l'inexprimable et au mystère fabuleux des frontières labiles entre réalité et rêve, réalise au travers de "L'institut Benjamenta" ce que l'on pourrait nommer un "chef d'œuvre"…

© Geoffrey Fages.
© Geoffrey Fages.
Enfin, il serait injuste de ne pas associer à ce très beau moment de théâtre, les noms de la scénariste (Pauline Léonet), celui du comédien (Guillaume Mika), parfait dans le rôle convoquant l'inquiétante étrangeté, ceux des créateurs musique (Vincent Hours) et lumière (Jean-Louis Barletta), tous deux à l'unisson, et enfin celui du créateur vidéo (Michaël Caillou Varley), véritable magicien donnant vie aux personnages de cette épopée onirique… trouant la réalité pour mieux la donner à voir et à entendre.

Vu le vendredi 14 juillet 2023, au Théâtre Transversal à Avignon.

"L'institut Benjamenta"

Texte : Robert Walser.
Traduction : Marthe Robert.
Mise en scène : Frédéric Garbe.
Avec : Guillaume Mika.
Sculpture papier, collaboration artistique, scénographique et vidéo : Pauline Léonet.
Musique : Vincent Hours.
Lumière : Jean-Louis Barletta.
Vidéo : Michaël Caillou Varlet.
Production L'autre Compagnie.
Tout public à partir de 11 ans.
Durée : 1 h 05.

•Avignon Off 2023•
Du 7 au 25 juillet 2023.
Tous les jours à 19 h 45. Relâche le mercredi.
Théâtre Transversal, 10, rue d'Amphoux, Avignon.
Réservations : 04 90 86 17 12.
>> theatretransversal.com

Yves Kafka
Mardi 18 Juillet 2023

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