La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2023

•Off 2023• "L'Île des esclaves" Marivaux aurait-il anticipé notre monde contemporain sans le savoir ?

À la suite d'un naufrage, Iphicrate et Euphrosine échouent sur une île avec leurs esclaves, Arlequin et Cléantis. Le responsable des lieux met en garde : dans cet endroit, l'ordre établi à Athènes n'a plus cours, maîtres et esclaves doivent échanger habits et condition afin de recevoir une leçon d'humanité. Ravis, les deux anciens valets en profitent pour se venger des misères qu'ils ont subies, mais ils sont vite rattrapés par leur bon cœur, ce qui provoque un revirement inattendu…



© B. Buchmann-Cotterot.
© B. Buchmann-Cotterot.
Accoutumé au jeu de l'inversion des rôles, Marivaux invente ici une utopie réjouissante : une république dans laquelle les maîtres sont corrigés de leurs défauts et les valets et les soubrettes reconnus(es) comme des êtres à part entière !

Où la comédienne Valérie Alane, aussi autrice, est-elle aller puiser avec la complicité de Michael Stampe cette idée si originale de mixer ainsi ce superbe texte de Marivaux, mi-satirique, mi-sentimental du XVIIIe siècle, avec la réalité et le contrepoids contemporain ? Y aurait-il du vécu personnel là-dedans ? Ou toute autre chose ?

"Puisque le théâtre est bien le lieu où les spectateurs peuvent endosser une autre condition que la leur et se mettre aisément, par le jeu de l'imaginaire, à la place d'autrui, quoi de plus plaisant que de s'emparer aujourd'hui de cette fable pour mettre en perspective les thèmes majeurs abordés dans cette œuvre avec notre situation contemporaine qui n'a aucunement effacé les périls et les tourments liés aux rapports de classe et au déchaînement des vanités et des égoïsmes", Christophe Lidon.

© B. Buchmann-Cotterot.
© B. Buchmann-Cotterot.
Entre 1724 et 2023, les choses n'auraient donc définitivement pas changé ? Inquiétant s'il en est…. Et dans le milieu du théâtre non plus ? Diantre ! Il s'agit là pourtant d'un univers où la vraie vie revisitée devrait être plus fluide et moins tumultueuse…

Que nenni, à bien y regarder. L'utopie morale et sociale de "L'Île des esclaves" écrite en 1725 serait-elle toujours d'actualité ? Il semblerait que oui à en juger par l'exceptionnelle représentation proposée par la pièce et surtout par la manière dont les comédiennes et les comédiens s'en sont emparés.

À nos yeux, cette mise en abyme relève d'un rare trait de génie, car le spectateur ne perçoit pas immédiatement que le texte de Marivaux est ainsi intelligemment entremêlé aux propos plus contemporains des personnages. Cela pourrait dérouter, mais, ce moment de bulle estompé, le jeu sans failles des comédiennes et des comédiens nous emporte et nous conquiert tout à fait. Les costumes d'époque, conçus avec brio par Chouchane Abello Tcherpachian, font place comme par magie dans l'imagination du public à des tenues plus contemporaines tant le texte est ingénieusement écrit et interprété.

© B. Buchmann-Cotterot.
© B. Buchmann-Cotterot.
"Dans la loge du théâtre semblable à une île, qui sont au juste "les esclaves ? Qui sont les dominants ? Lutte de pouvoir et lutte d'ego, éclats d'orgueil et éclats de rire. La raison peut-elle s'imposer", Christophe Lidon.

Les exigences et la qualité pour ce metteur en scène, à la tête du Cado d'Orléans depuis huit ans (Centre national de création Orléans-Loiret), sont absolument nécessaires à la transmission du théâtre et il semblerait que les tensions et les rivalités évoquées dans la pièce ne soient pas d'actualité dans sa troupe à en juger par la fidélité de son équipe artistique et technique.

"L'Île des esclaves" à la Condition des Soies, interprétée de mains de maîtres par l'ensemble des cinq comédien(nes), est un véritable bijou théâtral avignonnais à ne rater sous aucun prétexte. À ce sujet, Beaumarchais qualifiait déjà ainsi la pièce de Marivaux, sensible de toute évidence au thème des jeux de rôle dont elle parle. Aurait-il eu de son côté quelque expérience personnelle semblable ? Ou glorifiait-il l'écriture seule ? Ou les deux à la fois ?

© B. Buchmann-Cotterot.
© B. Buchmann-Cotterot.
Nul ne le saura jamais, et peu importe cela dit, car la réalité contemporaine d'Avignon 2023 est là : un texte philosophique puissant porté par cinq comédiennes et comédiens ô combien talentueux(ses) qui, dès le début de la représentation, donnent déjà le ton d'une tension probable : tout le monde est très remonté contre le directeur et metteur en scène, interprété avec brio par Thomas Cousseau, lequel rencontre des soucis de subventions et sème au sein de la troupe une tension palpable. Mais il faut jouer… Jouer, jouer ! Contre vents et marées.

Vincent Lorimy en Arlequin est virevoltant, Armand Éloi en Iphicrate naïf à souhait, Valérie Alane, puissante féministe à sa manière, est bouleversante de justesse et d'énergie et Morgane Lombard, séduisante et percutante.

Marivaux, toujours spectateur d'une société en pleine transformation, aurait-il anticipé notre monde contemporain sans le savoir ? En tout cas, Christophe Lidon, fidèle à son esprit de compagnie depuis ses débuts, nous livre ici une bien jolie mise en scène, anticipatrice aussi à sa manière.

"L'Île des esclaves"

© B. Buchmann-Cotterot.
© B. Buchmann-Cotterot.
Texte : Marivaux.
Adaptation : Michaël Stampe.
Texte additionnel : Valérie Alane.
Mise en scène et scénographie : Christophe Lidon.
Avec : Valérie Alane, Thomas Cousseau, Armand Éloi, Morgane Lombard, Vincent Lorimi.
Costumes : Chouchane Abello-Tcherpachian.
Musiques : Cyril Giroux.
À partir de 7 ans.
Durée : 1 h 20.

•Avignon Off 2023•
Du 7 au 29 juillet 2023.
Tous les jours à 19 h 30. Relâche le mardi.
Théâtre la Condition des Soies, Salle Molière, 13, rue de la Croix, Avignon.
Réservations : 04 90 22 48 43.
>> conditiondessoies.com

Brigitte Corrigou
Dimanche 16 Juillet 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024