La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2022

•Off 2022• "Le Misanthrope" ou 400 ans de modernité

Alceste est atrabilaire jusqu'au bout des ongles. Il hait la nature humaine en tout point, surtout celle de la Cour et de la société mondaine, et épingle plus que tout autre les mœurs de son temps. Sa misanthropie fait finalement de lui le plus droit des hommes et le plus loyal, mais il lui manque une vertu : l'indulgence pour la conduite de ses semblables. Cela le pousse dans un rigorisme et une franchise extrêmes. S'il reçoit un compliment, il n'y verra que mensonge et hypocrisie, imposture, intérêt, trahison ou fourberie.



© Bernard Gilhodes.
© Bernard Gilhodes.
"Je ne hais rien que ces faiseurs de paroles. Quel intérêt a-t-on à ce que les hommes vous jurent amitié ?". Paradoxalement, il est follement amoureux de Célimène, une femme, tout récemment veuve qui est l'égérie de cet univers qu'il hait tant : celui de la Cour où tout n'est que frivolité, apparences, faux-semblants, trahison. Mais pas question pour lui de se plier aux compromis de cette société mondaine !

À ses côtés, Philinte, son meilleur ami avec qui il vient de se quereller au sujet de l'hypocrisie, ne veut quant à lui n'être l'ennemi de personne et au bout du compte pousse un peu trop loin l'indulgence et la différence. Tous deux sont sincères à leur manière.

La soirée fut belle ce mercredi 22 juin à l'occasion de la première représentation de la pièce aux Écuries de Versailles dans le cadre de la 26e édition du Mois Molière, un mois de théâtre et de musique en plein cœur de la ville. Un fort joli lieu qui nous a donné un avant-goût d'Avignon et de la Cour d'honneur du Palais des Papes ou du Cloître des Célestins… Une représentation en plein air, sous le soleil, devant une salle comble et enthousiaste qui nous a totalement comblés(es).

De cette pièce où Molière peint avec brio le cœur et l'âme humaine, Thomas Le Douarec a su en préserver la substantifique moelle et ne garder que l'essentiel des intentions de l'auteur : tendre coûte que coûte vers la vérité humaine et chercher un sens profond à l'existence alors qu'à la Cour tout pousse aux grimaces et au port du masque ! Encore lui… Déjà !

© Bernard Gilhodes.
© Bernard Gilhodes.
La majesté et le pouvoir sans failles des alexandrins ont été respectés avec brio par l'ensemble des comédiennes et comédiens. Mais une mention toute particulière tout de même pour la puissance et l'interprétation magistrale de Jean-Charles Chagachbanian dans le rôle d'Alceste. La passion de Thomas Le Douarec pour cette pièce a été secondée très largement par la force de conviction de son ami comédien qui voue depuis longtemps son amour pour ce personnage de Molière. À n'en point douter, la magie de leur complicité et de leur amitié a su œuvrer bien efficacement et ce pour le plus grand bonheur des spectateurs.

Le résultat est époustouflant de maîtrise, notamment dans la juste répartition du comique et du tragique. Pas de parti pris ostentatoire comme sans doute l'a voulu Molière. Dans la mise en scène, rien d'inutile ne dépasse - comme dans la taille des jardins du château de Versailles tout proche ce soir-là. Tout est taillé au cordeau tant dans le jeu des huit artistes que dans la scénographie sobre, mais suffisamment efficace pour rappeler que, même 400 ans après son écriture, la pièce est "toujours à l'image du monde d'aujourd'hui, une pièce qui illumine ma vie de comédien et de metteur en scène. L'histoire de cet homme qui recherche sa vérité dans un monde perverti et hypocrite. Pour Molière, le constat est amer : la bonté et l'amour ne sauveront jamais le monde et la vérité encore moins…" (sic).

Vu sous cet angle particulier, on peut se demander qui serait alors le misanthrope le plus palpable ? Molière ? Alceste ? Thomas Le Douarec ? Ou finalement un peu chacun(e) de nous qui tout compte fait sommes un peu toujours des Don Quichotte nous battant contre des moulins à vent en œuvrant le mieux possible dans nos petites vies afin de trouver notre juste place dans la société ? Le débat autour de cette pièce restera longtemps ouvert tant que des metteurs en scène à l'image de Thomas Le Douarec oseront s'y coller. Pour le plus grand bien de tous.

Les choix scénographiques de ce metteur en scène prolixe (qui a déjà à son actif plus d'une cinquantaine de productions) n'occultent en rien le texte du célèbre dramaturge. Bien au contraire. Encore une fois, ils subliment avec justesse le texte en alexandrins qui est, quant à lui, porté haut et fort par l'ensemble des comédiennes et comédiens, sans excès ni volonté ostentatoire d'être dits juste pour être dits ! La sobriété des décors nous plonge d'emblée dans une réalité contemporaine affichée : deux fauteuils en PVC transparents, une guitare électrique, une rangée de néons fluorescents pointés vers le ciel, des seaux à champagne remplis de bouteilles.

© Bernard Gilhodes.
© Bernard Gilhodes.
Ce décor minimaliste embrasse une action scénique ponctuée de deux morceaux de musique à la guitare électrique juste à leur place, d'entrées et de sorties rigoureuses et flamboyantes des différents personnages, acteurs tous très beaux, actrices plastiquement très belles… Des "masques" peut-être ? Beaux, heureux ? Ou pas ? Certainement juste des apparitions esthétiquement chatoyantes, mais peut-être tronquées et qui se révèleront moins lumineuses par la suite.

La pièce s'ouvre sur un dance floor endiablé où l'on danse, rit et s'amuse de façon débridée. On se frôle, on se colle les uns aux autres, on exulte. On dit qu'on s'aime indirectement. Qu'on se comprend. Qu'on est de la même communauté. Un monde d'apparat où l'image de soi et celle qu'on véhicule dépasse la vérité intérieure de chacun et chacune.

Jean-Charles Chagachbanian et Jeanne Pajon interprétant respectivement les rôles d'Alceste et de Célimène gardent dans tout au long de la représentation une ampleur virevoltante et fine dans leurs interprétations. Philippe Maymat dans le rôle de Philinte (qui scelle avec bonheur à l'occasion de cette pièce ses retrouvailles avec Thomas Le Douarec) parvient par son jeu et à son charisme probant à tempérer les excès d'Alceste.

Cette nouvelle mise en scène de Thomas est un délice qui saura enchanter comme nous l'avons été les spectateurs du très prochain Festival d'Avignon. "Je souhaite que le spectateur soit ébranlé par ce qu'il a vu : une vision sans compromis de notre époque contemporaine".
Nous l'avons été de notre côté, Monsieur Le Douarec, sans commune mesure. Puisse le Festival se dérouler au mieux pour vous et pour ce Misanthrope tout en force de propositions et de grâce.
Chapeau bas, Thomas !

Vu lors de l'une des deux représentations (22 et 23 juin 2022) ayant eu lieu aux Écuries de Versailles dans le cadre du Mois Molière.

"Le Misanthrope"

© Bernard Gilhodes.
© Bernard Gilhodes.
Texte : Molière.
Adaptation : Thomas Le Douarec.
Mise en scène : Thomas Le Douarec.
Assistantes à la mise en scène : Caroline Devismes et Virginie Dewees.
Avec (par ordre d'entrée en scène) : Jean-Charles Ghagachbanian, Philippe Maymat, Thomas Le Douarec, Jeanne Pajon, Justine Vultaggio, Rémi Johnsen, Valérian Béhar-Bonnet, Caroline Devismes, Virginie Dewees.
Lumière : Stéphane Balny.
Costume : Marlotte.
Musique : Valérian Béhar-Bonnet.
Cie Thomas Le Douarec.
Tout public dès 12 ans.
Durée : 1 h 45.

•Avignon Off 2022•
Du 6 au 30 juillet 2022.
Tous les jours à 15 h 45, relâche le mercredi.
Théâtre des Lucioles, Salle Mistral, 10, rue du rempart Saint-Lazare, Avignon.
Réservations : 04 90 14 05 51.
>> theatredeslucioles.com

Brigitte Corrigou
Lundi 4 Juillet 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | À l'affiche ter


Brèves & Com


Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023