La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2022

•Off 2022• "Eurydice aux Enfers" Vivre comme mourir engage l'être tant dans son âme que dans son corps

Ayant perdu son épouse Eurydice, Orphée pleure sa mort durant la cérémonie funèbre. Zeus, voyant le chagrin du jeune homme, l'autorise à descendre aux Enfers pour qu'il aille chercher sa bien-aimée. Une seule condition lui est imposée : qu'il ne croise le regard d'Eurydice à aucun moment.



© Julie Mitchell.
© Julie Mitchell.
Accueilli d'abord avec hostilité par les Esprits infernaux, Orphée est ensuite guidé par les Ombres heureuses dans le paysage des Champs-Élysées et elles lui rendent Eurydice. Tous deux chantent le bonheur retrouvé et Orphée veille à ne pas regarder son épouse. Mais celle-ci commence à douter de l'amour d'Orphée qui lui refuse tout contact. Tenu au silence, Orphée finit pourtant par briser le serment et témoigne son amour à Eurydice : la jeune femme s'effondre aussitôt, laissant à nouveau Orphée seule. Toutefois, grâce à l'intervention de l'Amour, ils seront bientôt unis pour l'éternité.

Tel est le résumé du célèbre mythe d'Orphée et Eurydice. Mais c'est avec une grande modernité et une grande audace que la Compagnie de l'Eau qui Dort, sous la houlette de Gwendoline Destremau, a revisité ce dernier. Ici, c'est Eurydice qui traverse la croûte terrestre pour retrouver son amant Orphée décédé. Elle rencontre de multiples cadavres et créatures qui font de sa route vers l'amour un véritable chemin initiatique. La mise en scène, d'une modernité heureuse et lumineuse, met l'accent sur une incontestable dimension féminine sans toutefois afficher de grandes revendications féministes auxquelles on est souvent confronté ! Car dans cette pièce, tout est soigneusement sobre à ce sujet, juste et subtile.

© Julie Mitchell.
© Julie Mitchell.
La comédienne Louise Herrero en est en grande partie "responsable" tant son jeu est captivant, sensible et tellement bouleversant. Dès les premiers instants de la pièce, elle est là, sans l'être vraiment. On la voit, on la devine. Elle va apparaître bientôt. Les trois comédiens qui scandent le texte d'ouverture nous la rendent déjà assurément présente : "Eurydice, c'est une pelleteuse enragée. Elle suit la route inconnue des Enfers. Elle va plus vite que la mort. Rien ne l'arrête ! Quelle femme. Quelle nageuse. En voilà une qui ne se laisse pas abattre. Je répète. En voilà une qui ne se laisse pas abattre". Le ton est donné ! Et tout au long de la pièce, le spectateur ne perdra pas une miette des péripéties de l'héroïne qui se bat contre la mort pour le droit suprême de celui de la vie.

Le texte est écrit avec force et sobriété tout en mélangeant avec parcimonie comique et tragique, sans pathos ni dérives larmoyantes. La mise en scène, quant à elle, peaufine ce dernier sans artifices inutiles. Le spectateur est balancé tantôt dans les souvenirs d'Eurydice, tantôt dans les entrailles des Enfers. C'est efficace, bouleversant. On est ému. On sourit. C'est une ode à la vie, tout simplement. Mais rien n'est jamais simple quand il s'agit de parler de la mort. Pourtant, la pièce y parvient joliment. Parler du deuil par le biais d'un mythe aussi célèbre que celui d'Orphée et Eurydice n'est-ce pas avant tout parler la vie ?

"Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait" a dit Mark Twain. Peut-être, Gwendoline Destremau s'est-elle inspirée de cette maxime bien connue pour revisiter ce célèbre mythe et elle a eu bien raison ! Ou il y a peut-être autre chose… C'est le cas. Il y a par exemple les méandres sournois de la vie quand elle frappe un grand coup comme ceux vécus par une de ses meilleures amies le jour où son compagnon a décidé de mettre fin à ses jours ! Gwendoline sera à ses côtés lors de cette épreuve tragique et elle la verra tantôt exaltée, désemparée, fragile et forte à la fois.

Eurydice, c'est toutes les femmes réunies, celles qui parfois "foutent le bordel" comme elle dans les Enfers, parce qu'il faut bien souvent mettre du désordre pour réveiller les consciences ! Dans l'ascenseur qui la descend aux Enfers, Eurydice a besoin du "pass cadavre" qu'elle n'a pas. Elle y descendra malgré tout grâce à sa seule volonté et à sa force décuplée. Eurydice creuse la terre avec ses ongles pour retrouver Orphée à l'image de toutes les femmes du monde qui se battent et qui creusent, elles aussi, petit à petit un sillon nécessaire à leur reconnaissance.

© Julie Mitchell.
© Julie Mitchell.
Le spectateur est conquis et happé sans ménagement du début jusqu'à la fin de la pièce par l'interprétation complice des quatre jeunes comédiens et du musicien masqué à la présence virevoltante et pour le moins énigmatique. Les effets de lumière ne sont pas en reste qui nous projettent dans des univers chatoyants et nous transportent.

Une bien jolie pièce à voir ou à revoir coûte que coûte… Car comme le dit si merveilleusement le grand écrivain et académicien François Cheng, "vivre engage l'être tout entier : un corps, un esprit, une âme qui sont reliés à l'univers". En Chine, cela s'appelle "le Mandat du Ciel". "La Vie a la prééminence, dit-il, mais nous sommes dans le pétrin".

"Eurydice aux Enfers"

© Julie Mitchell.
© Julie Mitchell.
Texte : Gwendoline Destremau.
Mise en scène : Gwendoline Destremau.
Avec : Tom Bérenger, Émilie Bouyssou, Pierre-Louis Gastinel, Louise Herrero.
Musicien : Arthur Dupuy.
Création lumière : Bertille Fridérich.
Costumes : Maxence Rapetti-Mauss.
Par la Cie L'Eau qui Dort.
Tout public.
Durée : 1 h.

•Avignon Off 2022•
Du 7 au 30 juillet 2022.
Tous les jours à 19 h 35, relâche le mercredi.
Théâtre Arto, Quartier Luna, 3, rue du Râteau, Avignon.
Réservations : 04 90 82 45 61.
>> theatre-arto.fr

Le 2 décembre 2022 au Théâtre du Chêne Noir, Avignon.

Brigitte Corrigou
Samedi 25 Juin 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Le consentement" Monologue intense pour une tentative de récit libératoire

Le livre avait défrayé la chronique à sa sortie en levant le voile sur les relations pédophiles subies par Vanessa Springora, couvertes par un milieu culturel et par une époque permissive où ce délit n'était pas considéré comme tel, même quand celui-ci était connu, car déclaré publiquement par son agresseur sexuel, un écrivain connu. Sébastien Davis nous en montre les ressorts autant intimes qu'extimes où, sous les traits de Ludivine Sagnier, la protagoniste nous en fait le récit.

© Christophe Raynaud de Lage.
Côté cour, Ludivine Sagnier attend à côté de Pierre Belleville le démarrage du spectacle, avant qu'elle n'investisse le plateau. Puis, pleine lumière où V. (Ludivine Sagnier) apparaît habillée en bas de jogging et des baskets avec un haut-le-corps. Elle commence son récit avec le visage fatigué et les traits tirés. En arrière-scène, un voile translucide ferme le plateau où parfois V. plante ses mains en étirant son corps après chaque séquence. Dans ces instants, c'est presque une ombre que l'on devine avec une voix, continuant sa narration, un peu en écho, comme à la fois proche, par le volume sonore, et distante par la modification de timbre qui en est effectuée.

Dans cet entre-deux où le spectacle n'a pas encore débuté, c'est autant la comédienne que l'on voit qu'une inconnue, puisqu'en dehors du plateau et se tenant à l'ombre, comme mise de côté sur une scène pourtant déjà éclairée avec un public pas très attentif de ce qui se passe.

Safidin Alouache
21/03/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024