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Avignon 2022

•Off 2022• "Boule de Suif" rendue vivante et vibrante par l'interprétation bondissante de Yannick Laubin

En prenant le parti d'incarner un professeur dans sa classe pour raconter l'histoire écrite par Guy de Maupassant, Yannick Laubin met en exergue les rouages des relations entre les personnages et sculpte avec minutie la mécanique du groupe, devenant meute, puis se vautrant dans l'inhumanité. Incidence : en plus de spectateurs, voici le public transformé en classe de collège.



© Camille Demoures.
© Camille Demoures.
Et puis il a l'air sympa, le prof, il dessine des caricatures sur un rétroprojecteur et il est drôle parfois, amical, enthousiaste, cool quoi. Avec la simplicité du langage direct, Yannick Laubin plante son personnage et la situation : nous allons parler d'un texte qui s'appelle "Boule de suif". Au fait, c'est quoi le suif ? De la graisse, graisses animales ou autres avec laquelle on fabriquait du savon, des bougies… Boule de suif, c'est le surnom du personnage principal de Maupassant : une femme galante, une prostituée, ronde et grasse comme une boule de suif.

L'histoire naît d'un fait d'hiver qui inspira Maupassant. Durant l'invasion prussienne de 1870, une diligence quitte Rouen pour rejoindre Dieppe et surtout fuir l'envahisseur. L'auteur y fait monter dix personnages : un couple de nobliaux de province, un couple de bourgeois, un couple de marchands, un couple de bonnes sœurs, un républicain et une femme galante. Elle sera le centre de ce faux huis clos, celle qui va tout d'abord susciter la méfiance et le mépris de tous pour sa profession dégradante, puis l'admiration pour son courage patriotique qui la fait se révolter contre l'occupant, et puis une presque fraternité lorsqu'elle partage avec les voyageurs la nourriture qu'elle a été la seule à apporter. Ce moment ne durera pas bien longtemps : les aléas du parcours vont révéler la saleté que tous ces bien-pensants cultivent au fond de leur absence.

© Olivia Cajasus.
© Olivia Cajasus.
Le professeur Laubin se prend au jeu d'interpréter avec fougue chacun des personnages. Il les affuble d'un élément physique ou d'une voix reconnaissable et joue à passer d'un personnage à l'autre pur interpréter toutes les scènes. Passant souvent du conteur à l'acteur, il anime l'histoire de ses caricatures dessinées en direct et projetées derrière lui, ce qui rend vivant cette histoire sensible et rugueuse. L'épopée de cette petite bande de voyageurs ne l'empêche pourtant pas de disséminer un sens qui se rapproche de nous et de détails parfois méconnus comme la genèse de la comptine "Une souris verte"… "Trempez-la dans l'eau, trempez-la dans l'huile…", une jolie histoire qui, à l'origine, parlait d'un soldat vendéen (uniforme vert) que les révolutionnaires torturèrent avec l'eau et l'huile bouillante jusqu'à ce qu'il devienne… un escargot tout chaud.

Mais le message le plus général, le plus présent dans les groupes humains, et principalement dans les classes des collèges où il est sans cesse question de persécutions, de harcèlement, c'est le phénomène du bouc émissaire. C'est ainsi qu'est la femme galante, de son vrai nom Élisabeth Rousset, prostituée de profession, que la bonne société met au ban, qui devient si radicalement le bouc émissaire du voyage. Le professeur dresse un parallèle immédiat avec ce qui se passe dans les classes quand l'un ou l'une des élèves est différent, puis un autre, puis le suivant, phénomène remarquable qui lie la meute dans une ivresse sanglante et partagée, un sentiment de groupe face à leur victime.
Maupassant, beau portraitiste de la société des hommes.

Vu au Lavoir Moderne Parisien (Paris) dans le cadre du Phénix Festival qui a programmé "Boule de suif" du 10 au 12 juin 2022.

"Boule de Suif"

© Olivia Cajasus.
© Olivia Cajasus.
Adaptation de la nouvelle de Maupassant par Yannick Laubin.
Mise en scène : Yannick Laubin.
Avec : Yannick Laubin.
Assistantes et assistants à la mise en scène : Paola Secret, Iris Mirnezami, Charly Labourier, Mathieu Alexandre.
Mise en lumière : Alice Gill Kahn et Rémi Cabaret.
Mise en son : Antoine Cicéron.
Musique : Jo Zeugma.
Par la Cie Les Moutons Noirs.
Durée : 1 h 25.
À partir de 12 ans.

•Avignon Off 2022•
Du 7 au 30 juillet 2022.
Tous les jours à 17 h 25, relâche le lundi.
Théâtre du Roi René, Salle du Roi, 4 bis, rue Grivolas, Avignon.
Réservations : 04 90 82 24 35.
>> theatreduroirene.com

Bruno Fougniès
Lundi 27 Juin 2022

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

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Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023