La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Nous étions debout et nous ne le savions pas" Et si nous, damnés de la terre, relevions la tête pour nous donner la main ?

Il ne peut y avoir d'oppresseurs sans (le consentement tacite) des opprimés… Le Discours de la servitude volontaire, que l'on doit aux fulgurances d'esprit d'un tout jeune homme, nous en alertait dès la Renaissance. Catherine Zambon, l'auteure, après avoir rencontré les anonymes qui résistent et luttent - à Bure, à Notre-Dame-des-Landes, à la Ferme des Mille Vaches ou ailleurs -, a confié à Pierre Lambert le soin de mettre en jeu ces paroles vives qui, soudain, s'élèvent pour venir, tel un chœur antique, orchestrer les luttes de citoyens des plus ordinaires.



© Émilie Gaudry.
© Émilie Gaudry.
Des vrombissements assourdissants de moteurs d'avion, des vols d'hélicoptères en batterie, des tirs de flash-balls ou des jets de grenades comme seules réponses aux protestations de la jeunesse et des moins jeunes concernant des terres agricoles confisquées pour un aéroport, la construction d'un barrage, ou encore des conditions de vie difficilement supportables, sans parler du sort inhumain réservé aux migrants… Que fait-on de tout cela ? On se recroqueville sur les petits dîners entre amis, résignés, démoralisés par le combat du pot de terre contre le pot de fer annoncé comme perdu d'avance ? Ou, un beau jour, on a l'audace insensée de se lancer dans un combat générant une peur fondée sur la disproportion des forces en présence ?

Ces communes interrogations sont portées par des comédiennes et comédiens "plus vrais que nature". Se levant un à un des travées où ils s'étaient confondus avec les spectateurs, ils incarnent les problématiques auxquelles femmes et hommes - nous, leurs semblables - ont à faire face. C'est ce pêcheur outragé qui, ayant assisté à la réunion dans la salle des fêtes de son village, mêle spontanément sa colère à celle des autres, les résistants aux projets d'usines à vaches, les voyages ensuite en tant qu'"invités d'honneur" à Notre-Dame-des-Landes et le sentiment que pour la première fois il est écouté. Sa parole trouve, enfin, une légitimité.

© Émilie Gaudry.
© Émilie Gaudry.
De même cette habitante de Bure qui obstinément refuse l'enfouissement de déchets nucléaires "à sa porte", ou ce pilote de ligne, conscient des dégâts irréversibles que créerait la construction de l'aéroport, qui brave la loi de l'omerta imposée par son milieu en rejoignant le projet de la ZAD "paradis pour faune et flore". Ou encore, le courage de cette femme ordinaire qui, luttant contre l'implantation de porcheries industrielles, se fait manu militari évacuer par des molosses gantés de rouge dont on voit les mains impressionnantes se refermer comme de gigantesques mâchoires d'étau sur ses épaules de résistante ne cédant rien.

Ce qui est remarquable ici, c'est que loin des discours attendus pour avoir déjà été entendus, les paroles sont présentées in vivo dans une mise en jeu créative laissant aussi place à l'humour. Ainsi à la chorégraphie musclée de l'évacuation "sans gants" de la résistante traînée au sol, succède le trajet dans "une caisse" improbable simulant une vieille guimbarde dont les balais d'essuie-glaces ne sont autres que les bras agités des passagers tentant de rejoindre la ZAD.

© Émilie Gaudry.
© Émilie Gaudry.
Les témoignages défilent, avec comme point de base la sincérité qui les tisse. Ainsi ce père ayant vécu les Trente Glorieuses et leur espoir fou de l'ascenseur social, avoue-t-il n'avoir rien compris à sa fille réclamant du temps pour tenter de trouver sa voie dans un monde désormais sans horizon d'attente. Ainsi ces indignations inspirées par les pubs des bus, destinées aux mâles blancs dominants (quarantenaires établis), ce refus d'un master environnement destiné à faire croire aux administrés que c'étaient leurs choix à eux qui comptaient, ou encore ces revendications portées haut de vivre sans peur et sans frontières…

Autant de révoltes ordinaires portées avec pétillance mais non sans gravité par des acteurs citoyens ordinaires. Révoltes se faisant écho, lesquelles ajoutées les unes aux autres rejoignent pour la réinitialiser la vision prophétique de La Boétie "Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres"… Et si on refusait ensemble "la règle du jeu" fixée tacitement par d'autres, pour - sans force, sauf celle que confère le groupe, et sans armure, si ce n'est celle de notre dignité recouvrée - faire entendre nos voix unies ?

"Nous étions debout et nous ne le savions pas"

© Émilie Gaudry.
© Émilie Gaudry.
Prix coup de cœur du Jury Tournesol Avignon 2019.
Texte : Catherine Zambon.
Adaptation et mise en scène : Pierre Lambert.
Avec : Arno Feffer, Sarah Glond, Stéphane Hervé, Raymonde Palcy, Bérengère Steiblin.
Scénographie : Christian Fenouillat.
Lumière : William Lambert & Claire Dereeper.
Musique : Touski.
Costumes et accessoires : Julie Lardrot.
Régies : Thierry Opigez.
Production Théâtre de l'Espoir - Dijon.

A été joué durant le festival Off d'Avignon du 7 au 27 juillet 2019.

27 mars 2020 à 14 h 30 et 20 h 30.
Carré Sam,
Place d'Argentine, Boulogne-sur-Mer (62), 03 21 30 47 04.
>> ville-boulogne-sur-mer.fr

Yves Kafka
Mercredi 11 Mars 2020

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | À l'affiche ter


Brèves & Com


Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023