La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Maîtres anciens (Comédie)" La détestation promue à l'état de grâce artistique

Précédant "Extinction" dont le titre prend valeur de testament, "Maîtres anciens" – roman éponyme de Thomas Bernhard adapté ici par Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit et Éric Didry – est l'avant-dernier de l'écrivain autrichien. Dans un jeu de massacre haut en couleur, animé par sa haine récurrente de l'État catholique, remugle de l'État national-socialiste, et son non moins irrésistible humour corrosif poussé là à son incandescence, l'auteur déglingue allègrement les Stifter, Heidegger, Bruckner, Beethoven, Mahler et autres figures tutélaires d'un art vicié, instrumentalisé autant par ses auteurs que par ses destinataires.



© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Fossilisés par une culture d'État les ayant accaparés, ces "maîtres anciens" serviles hantent de leur présence-absence le Musée d'art ancien de Vienne où un vieux critique musical vient compulsivement s'asseoir, "tous les deux jours, sauf le lundi, depuis plus de trente ans", pour contempler "L'homme à la barbe blanche" de Tintoret… Tel est ici l'argument de départ donnant lieu à des saillies qui, au-delà de leur folle drôlerie (le sous-titre "Comédie" nous en avertit) ouvre à une vraie réflexion sur l'art et ses avatars.

Rendant compte par le menu des pensées et gestes en boucle de l'antique critique en musicologie, Nicolas Bouchaud égal à lui-même – lire transcendant – parcourt d'une seule traite ce roman fleuve pour en exprimer, comme on exprime le jus d'un fruit, toute la quintessence. Se coulant à la perfection dans le personnage dont il endosse les tics répétitifs, c'est en état de grâce artistique qu'il délivre mot à mot, phrase à phrase, page à page, le flux et reflux d'une pensée déferlante où la répétition du même a valeur de ponctuation, et où les fragments de nos vies minuscules font effraction dans la cour des soi-disant grands hommes.

Alors que les derniers spectateurs viennent de prendre place, le comédien assis en bord de travée scrute la salle pour lancer à son adresse : "Vous devez vous demander pourquoi je vous ai convoqué ici ? Je vous le dirai, mais laissez-moi le temps…". D'emblée, la connivence acteur-spectateurs est établie et, durant l'heure et demie qui suivra, elle ne sera jamais rompue tant l'attraction opère, faisant de nous "les victimes – ô combien consentantes – du maître en logorrhée musicologique".

© Morgan Malet.
© Morgan Malet.
Jeux de miroirs entre l'acteur, contemplant de dos une série de toiles blanches où, sur l'une d'entre elles, on peut imaginer entrevoir "L'homme à la barbe blanche" de Tintoret, et nous, nous projetant dans son regard magnétique tant la vérité se donne à voir dans le tourbillon des fragments qui la composent. Une expérience étourdissante, au propre comme au figuré, où l'on perd pied pour mieux se dessaisir des interprétations manufacturées conduisant à une lecture fossilisée des enjeux de l'art vivant.

Du magma fusionnant les considérations sur la récupération par l'État des artistes "normalisés", à l'insu de leur plein gré, avec les épreuves des deuils imposés par le fait même de vivre, la pensée fuse faisant corps avec celui de l'acteur l'incarnant. Ainsi, mises en mouvement, les réflexions nous atteignent par vagues successives, aussi imprévisibles qu'impétueuses, propres à nous laver de tous "pré-jugés". Comme on pourra en juger par ces quelques morceaux choisis extraits de ce bouillon de cultures revisitées…

Stifter, ce grand maître de la prose vénéré par toute l'élite autrichienne ? Un plumitif minable, un bavard insupportable au style mal fichu, l'auteur en vérité le plus ennuyeux et le plus hypocrite de la littérature allemande, d'une sentimentalité et d'une lourdeur petite-bourgeoise, un pédagogue à l'odeur de moisi… Heidegger, ce philosophe de la Forêt Noire ? Un ridicule petit-bourgeois national-socialiste en culotte de golf, un faible penseur préalpin, un ruminant philosophe foncièrement allemand… Beethoven, cet éminent représentant du classicisme viennois ? Un dépressif chronique, le compositeur d'État par excellence, compositeur plus de tintamarre que de musique, expert de la marche à pas cadencés des notes… Mahler ? Une aberration, le type du compositeur à la mode provoquant l'hystérie de masse, bien plus mauvais encore que Bruckner avec lequel il partage le même kitsch…

© Charles Paulicevich.
© Charles Paulicevich.
S'entremêlant à ces portraits au vitriol visant à désacraliser ce que l'art sanctuarisé et ses serviteurs zélés peuvent représenter de forces réactionnaires, des considérations sur les toilettes viennoises dégoûtantes – les Autrichiens étant incultes en matières… de toilettes – voisinent avec des remarques à l'emporte-pièce sur les historiens d'art bêlant devant des troupeaux de moutons au regard vide. Quant aux enseignants, ces profs rabougris, petits-bourgeois cadenassés dans leurs certitudes apprises, empêcheurs de vivre, suppôts de l'État, ils dégoûtent à jamais les enfants autant des musées que de l'existence qu'ils abîment en eux.

Tableaux peu reluisants s'il en est d'un État catholique post national-socialiste, destructeur des forces de vie, mais brossés avec tant de frénésie vitale que ce qui ressort, derrière les charges des plus appuyées, c'est le bonheur hautement contagieux d'entendre et de voir ce pourfendeur – certes névrosé à l'excès, mais aussi excessivement lucide – d'un système porteur d'une morbidité avérée, rayonner d'humanité vibrante. L'incarnation par l'acteur, revêtant à l'occasion la culotte de peau de l'archétype autrichien, rend encore plus savoureuse la "comédie" humaine ayant trouvé là refuge sur un plateau de théâtre.

© Charles Paulicevich.
© Charles Paulicevich.
D'autres épisodes plus personnels, comme celui de l'enfance malheureuse à conjurer, ou comme celui du deuil impossible de la femme aimée, rencontrée justement devant ce fameux tableau de Tintoret, font effraction comme des bulles d'oxygène venant crever à la surface de sa mémoire tourmentée. Affres trouvant in fine dans l'art le lieu de la consolation ultime, car même si Shakespeare et Kant nous laissent en plan lorsque l'on aurait besoin d'eux, Schopenhauer peut devenir un médicament de survie. Quant aux gens, même si légitimement on aurait toutes les raisons de les détester, nous voulons vivre avec eux parce que c'est l'unique chance que nous ayons de survivre… sans devenir fous.

Quant à la chute – la raison pour laquelle le vieux critique de musique nous a invités ce jour-là au Musée d'art ancien –, elle donnera lieu à deux billets… offerts ici par Nicolas Bouchaud pour "partager le plaisir de cette folie perverse" qu'est le théâtre en allant découvrir prochainement au Théâtre 14 "Être peintre" d'après la correspondance de Nicolas de Staël.

De cette comédie au parfum tragique, on ressort rassérénés, voire carrément heureux… En effet, au cœur de la noirceur de l'univers dépeint avec une férocité joyeuse par Thomas Bernhard, se lovent des moments de pur émerveillement transcendant pour la magnifier la lucidité du regard nihiliste. Quant au rôle superbement interprété par Nicolas Bouchaud, définitivement "maître ès-arts", il amplifie le bonheur offert par ces "Maîtres Anciens".

Vu le samedi 9 décembre 2023 au Théâtre 14, Paris 14e.

"Maîtres anciens (Comédie)"

© Charles Paulicevich.
© Charles Paulicevich.
Texte : Thomas Bernhard,
Un projet de Nicolas Bouchaud.
Mise en scène : Éric Didry.
Traduction française : Gilberte Lambrichs (publiée aux Éditions Gallimard).
Adaptation : Véronique Timsit, Nicolas Bouchaud, Éric Didry.
Avec : Nicolas Bouchaud.
Collaboration artistique : Véronique Timsit.
Scénographie et costumes : Élise Capdenat, Pia de Compiègne.
Lumière : Philippe Berthomé, en collaboration avec Jean-Jacques Beaudouin.
Son : Manuel Coursin.
Voix : Judith Henry.
Régie générale, régie son : Ronan Cahoreau-Gallier.
Durée : 1 h 30.

Représenté du 5 au 23 décembre 2023,
au Théâtre 14, 20, avenue Marc Sangnier, Paris 14e.


Tournée
Du 10 au 12 janvier 2024 : Théâtre des 13 vent - CDN, Montpellier (34).

Yves Kafka
Vendredi 5 Janvier 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024