La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Loin d'Hagondange" Lorsque le travail phagocyte les vies minuscules…

Si l'Histoire nationale a retenu 1979 comme date de fermeture des deux derniers hauts fourneaux de ce haut site sidérurgique de l'est de la France, le couple de retraités formé par Georges, l'un des antihéros anonymes des aciéries d'Hagondange, et par son épouse, Marie, au destin indissolublement lié, souffre de la vacance de vies préemptées par le travail. Lorsque l'on s'est donné corps et âme, quarante-six années de labeur durant, à des tâches répétitives absorbant l'énergie vitale, que reste-t-il à espérer lorsque "l'heure de la retraite" sonne ? Loin du champ de bataille minier, les voilà désormais livrés à eux-mêmes, seuls, irrémédiablement seuls face à une ultime campagne qui n'a jamais été la leur.



© Guy Labadens.
© Guy Labadens.
Écrite en 1975 par Jean-Paul Wenzel, cette pièce "sociale" ne pouvait laisser indifférent Michel Allemandou, metteur en scène sensible au monde tel qu'il va, ou ne va pas. Endossant le rôle de Georges, bedaine généreuse et pantalon à bretelles pour la soutenir, il en devient le clone. Quant à sa complice coincée dans ses robes d'époque, Colette Sardet, elle est une Marie soumise à l'homme qu'elle aime en en épousant le destin. Un couple uni à la vie à la mort, avec ses moments de tendresses, de désespoirs communs et de désaccords singuliers. La banalité du mal vivre ordinaire…

"Avec le temps, va, tout s'en va, l'on oublie les voix qui vous disaient tout bas les mots des pauvres gens", chantait Léo Ferré… mais une chose ne peut s'oublier : les stigmates du travail comme plaie à vif que rien ni personne ne pourra cicatriser. Georges s'aliénant dès sept heures du matin à battre le fer dans son atelier dressé derrière la maison, comme s'il lui fallait retrouver les conditions de sa vie d'antan pour avoir droit d'exister. Une addiction propre à l'entrainer direct vers la tombe. Lui, et son épouse rudoyée par ses mots blessants lorsqu'elle se risque à le distraire de sa tâche, lui, l'éternel Sisyphe, victime maintenant de sa "servitude volontaire", lui, ayant "choisi" de réitérer les gestes l'ayant détruit pour se faire accroire qu'il était devenu maître de son destin.

© Guy Labadens.
© Guy Labadens.
Dans un décor où les objets du quotidien font signe (Sélection du Reader's Digest et Télé 7 Jours, en guise d'objets culturels ouvrant une fenêtre sur le monde, cf. Roland Barthes et son recueil "Mythologies"), en une succession de tableaux séparés par des claps noirs, lui et elle vont se donner à voir, dévoilant au travers de ce qui les occupe, les dégâts collatéraux d'une vie condamnée au labeur. Et c'est là, peut-être, que l'on reste un peu sur notre faim… En effet, si la tendresse du metteur en scène pour ses personnages, victimes d'un destin dont ils ne sont que les malheureux dépositaires, est palpable de bout en bout, la cruauté vis-à-vis de ce qui leur a volé leur existence est, elle, par trop diluée dans la narration des menus faits occupant "l'avant-scène".

Un chauffe-eau à réparer ("les choses sont de moins en moins solides…"), un gilet à tricoter pour son homme, le quotidien tourne autour de la table en formica jaune, du fauteuil disposé devant un faux feu de bois éclairé par de petites ampoules rouges et des échos du Jeu des mille francs ("Chers amis, Bonjour !") rythmant leur existence désertée. Et lorsque la visite - eux qui n'en reçoivent aucune - d'une démarcheuse à domicile se profile, cela fait figure d'événement révélant le vide relationnel de l'épouse que seule une cassette de chants enregistrés vient égayer. "La grande musique", ainsi appelle-t-elle ces enregistrements qui lui rappellent que dans une autre existence peut-être, elle aurait pu être artiste… Quant à la Tour Eiffel éclairée - cadeau de leur fille dont les signes de vie sont pour le moins clignotants - et le tableau peint par leur petit-fils, ils sont les témoins muets de leur solitude abyssale.

Parler des changements de saison… Mais de quoi parler d'autre lorsque la vie est réduite comme peau de chagrin ? Et a-t-elle seulement jamais existé, la vie ? Le désir charnel, lui, éventuellement, il pourrait sporadiquement le ressentir, mais elle, non, étant devenue à son corps défendant une mère pour lui, inscrivant avec soin la posologie sur les boîtes de ses médicaments. "Une vie" de Maupassant, revue et corrigée à l'aune du XXe siècle industriel finissant.

La solitude de ces êtres broyés par une existence évidée par la loi du travail ne peut laisser indifférent, sa mise en jeu ici ne manque pas d'intérêt. Cependant, l'attachement ressenti pour ces "hérauts du quotidien ordinaire" prend trop visiblement le pas sur la mise en question politique de cette situation. Là où naguère un Patrice Chéreau, s'emparant du même texte, avait souhaité "privilégier un face-à-face avec le désespoir qui, loin d'être complaisant, serait une force motrice engageant à sortir de l'impasse", le metteur en scène a semble-t-il choisi de mettre l'accent sur la détresse individuelle de ces vies minuscules unies par la tendresse.

Vu le vendredi 4 mars au Théâtre du Pont Tournant de Bordeaux (représenté du jeudi 3 au dimanche 6 mars 2022).

"Loin d'Hagondange"

© Guy Labadens.
© Guy Labadens.
Auteur : Jean-Paul Wenzel.
Mise en scène : Michel Allemandou.
Avec, Colette Sardet (Marie), Muriel Machefer (Françoise), Michel Allemandou (Georges).
Espace sonore : Jean Rousseau.
Scénographie et lumières : Elvis Artur.
Costumes : Estelle Couturier-Chatellain.
Création du Gai saVoir !!! théâtre.

>> theatreponttournant.com

Yves Kafka
Jeudi 10 Mars 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

Balade équestre dans l'univers singulier de Bartabas… et de Zingaro, un théâtre pour les chevaux

Forte de quarante ans d'observation de la compagnie Zingaro, de ses évolutions et métamorphoses, ainsi que d'une écoute attentive des murmures émanant de la relation entre Bartabas et ses chevaux, Fabienne Pascaud nous offre une exploration aux confins de la création équestre pour découvrir les sources originelles et intimes de son art au cours de douze grands chapitres, chacun scrutant un aspect différent de la pensée créatrice de cet artiste visionnaire.

"Cette créature mi-homme mi-cheval surgit de nulle part et éructant tel un fou sur les pavés de la ville était peut-être un des ultimes avatars d'Antonin Artaud (1896-1948). Bartabas sortait des légendes et des songes. Et nous ramenait au royaume des légendes et des songes."

C'est en 1978, lors de son premier Festival d'Avignon, que Fabienne Pascaud découvre Bartabas. Pour ce dernier, c'est l'époque "Cirque Aligre", après le Théâtre Emporté et avant Zingaro. Surnommé Bartabas le Furieux, il véhicule déjà une certaine folie, à la fois créatrice et unique, et une grande curiosité. Sa créativité va très vite puiser son inspiration dans la richesse de l'ailleurs, dans les différents aspects du monde…

Et ses spectacles, au fil des années, deviennent des fééries troublantes, voire envoûtantes. C'est ce personnage original et inventif que Fabienne Pascaud nous raconte, nous donnant quelques clés pour mieux comprendre, mieux approcher les métamorphoses de la compagnie Zingaro et révéler ainsi le langage, les pensées fondatrices qui, dans l'imaginaire de Bartabas, écrivent les chorégraphies équines et les univers artistiques qui s'en dégagent.

Gil Chauveau
17/12/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024