La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Light Falls (Am Ende Licht)" Entre la dure réalité et le monde chaotique présents dans leurs têtes

Le drame social de Simon Stephens, "Light Falls (Am Ende Licht)" prend vie dans le cadre scénique névrotique de Lilja Rupprecht dans lequel seule la tête est le refuge. La cruauté du monde et de la nature humaine est représentée de manière distanciée par les projections vidéo et les personnages masqués qui jouent une version caricaturale d'eux-mêmes. Les membres de l'ensemble du Burgtheater, Dorothee Hartinger (Christine), Norman Hacker (Bernard), Marie-Luise Stockinger (Jess), Max Gindorff (Steven), Maresi Riegner (Ashe) et Philipp Hauss (Michael), naviguent dans le chaos du monde à la recherche de la lumière de réconciliation.



© Susanne Hassler-Smith.
© Susanne Hassler-Smith.
Les lieux communs socioculturels particulièrement anglais du texte originel de Simon Stephens, "Light Falls", ne se transposent pas facilement dans la traduction allemande titrée "Am Ende Licht", la pièce montrant Christine mourante dans une allée de supermarché, le prix à partie remise pour ses années d'alcoolisme. C'est à partir de ses derniers moments que la pièce est construite. Elle pense tout d'abord aux veines explosées dans sa tête, aux malheurs du monde en marche, et laisse couler ses réflexions vers sa famille désastreuse dont Bernard le mari infidèle, qu'elle a épousé en savant qu'il ne l'aimait pas et ne l'aimerait jamais, et ses enfants - Jess, Steven et Ashe -, chacun avec son mécanisme de survie dans les temps incertains.

Bernard, pendant que sa femme meure, s'amuse dans un "ménage à trois" avec deux étrangères, Michaela et Emma. Après une nuit d'ivresse totale, Jess se lève dans sa chambre à côté d'un étranger, Michael, qui la convainc qu'il n'a pas abusé d'elle. Steven est dans une relation homosexuelle avec Andy qui pourrait être heureuse si elle ne souffrait pas de sa peur d'abandonnement et les crises qui en découlent. Ashe, depuis quelque temps mère célibataire, lutte pour gagner à nouveau sa vie et, avec cela, le père de son bébé, le junkie Joe. Malgré les tumultes incessants et les circonstances constamment précaires, personne ne lâche ce tout petit espoir de retrouver la "lumière" de la réconciliation et du repos.

© Susanne Hassler-Smith.
© Susanne Hassler-Smith.
La metteuse en scène Lilja Rupprecht est sans doute consciente du risque des clichés et prend par conséquent une distance supplémentaire par rapport au texte, à la fois pour le présenter et le commenter. Le paysage scénique, très proche de son esthétique particulière dans la production d'"Ode" ("Solitude") de Thomas Melle débutée au Deutsches Theater à Berlin en 2019, présente un monde dystopique et névrotique dans lequel les sphères personnelles sont absentes et où les gens convulsent sous leurs masques par peur et par inquiétude intérieure. Les décors d'Holger Pohl profitent de l'illusion de multidimensionnalité de profondeur dans les projections vidéo. Sans doute la raison pour laquelle des lunettes 3-D ont été fournies aux spectateurs à l'entrée de la salle.

Les projections à l'arrière-plan, sur l'écran côté jardin, et sur les deux télés accrochées des deux côtés de la scène attestent de la présence constante des "yeux" observateurs qui brise les frontières entre le privé et le public, et fait du premier un spectacle pour tous. En effet, ce sont les moments les plus intimes qui sont projetés : les baisers de Michael qui calme l'angoisse de Jess, ceux réconciliateurs de Steven et Andy, les mouvements discrets sur les visages de Bernard et Michaela qui hésitent tous deux de la véritable nature de leur "plan cul". Cela va dans le sens d'un grand lit au milieu de la scène sur lequel on peut observer la gaucherie du "ménage à trois" entre Bernard, Michaela et Emma.

© Susanne Hassler-Smith.
© Susanne Hassler-Smith.
En addition à la distance que crée la disposition scénique, les costumes d'Annelies Vanliere empêchent de pousser plus loin notre identification et notre empathie directes avec les personnages. Ceux-ci sont constamment masqués et ressemblent aux poupées grotesques (mais qui ne sont pas moins drôles) pour montrer, de manière symbolique, leur incapacité de quitter leurs perspectives subjectives et restreintes.

Ce quasi-déguisement est une épée à double tranchant : poignant, d'une part, et, de l'autre, irritant, notamment quand il s'agit des scènes qui nécessitent beaucoup de sincérité. Par exemple, on risque de rater une grande partie de la chimie grandissante qui se forme entre Jess et Michael puisque les masques les retiennent dans le comique. Le moment du retrait des masques donne certes un effet de contraste, produisant un choc qui signale aux spectateurs d'activer leur empathie, mais sa signification et son timing semblent néanmoins arbitraires.

Dorothee Hartinger incarnant Christine, figure-phare du drame, est suffisamment charismatique pour déclencher les premières tensions. Son timbre et le raffinement de sa diction attirent, mais ils sont, hélas, trop élégant pour la nature du tragique d'un personnage rongé par l'alcoolisme dans les derniers moments de la vie.

© Susanne Hassler-Smith.
© Susanne Hassler-Smith.
Sa fille Jess, incarnée par Marie-Luise Stockinger, est d'une énergie abondante et d'un charme piquant, parfois enfantin, qui parvient tout de même à faire sortir ses problèmes de confiance issus d'une éducation précaire. Auprès de Stockinger, Michael de Philipp Hauss, d'un charme terre-à-terre, est humain et réaliste, n'édulcorant nullement ses batailles intérieures. Bref, il est sympa sans être simple. Les dynamiques entre Jess et Michael sont agréables à regarder : touchantes et tendres, mais aussi vulnérables, qui poussent les deux personnages à confronter leurs démons du passé.

Steven de Max Gindorff est d'une énergie débordante et d'une mélancolie fiévreuse, un écorché vif poignant dans son explosion de colère, protégeant un sens d'identité fragile qui lui est insupportable et qu'il essaie d'anesthésier avec une vision romantique de l'amour. Il trouve un contrepoint adéquat dans son partenaire Andy, incarné par Bardo Böhlefeld, d'une présence posée qui ne tente nullement de surjouer son attrait de jeune professionnel assidu, mais désillusionné.

Ashe de Maresi Riegner a une autorité scénique incroyable, charismatique sans s'imposer, n'hésitant nullement devant les gros sentiments qu'elle transforme avec maîtrise en élans jusqu'au déclenchement. Le fait qu'elle soit à plat-ventre 90 % du temps sur un gros bétail du type pop art, à l'arrière-plan de la scène, n'enlève rien à son éclat sur scène. Auprès d'elle, Joe de Sebastian Klein n'épargne rien dans l'expression de la frustration et le sentiment de perte comme les deux faces d'une pièce de monnaie.

Mari de Christine, Bernard, incarné par Norman Hacker, joue avec les stéréotypes d'un employé blasé, timide et un peu perdu dans le domaine érotique, mais qui tente malgré tout de fuir la fadeur de la vie par des plaisirs faciles. Michaela de Dunja Sowinetz maintient avec habileté l'ambiguïté de ses sentiments pour celui-ci, tout en gardant un masque de légèreté et de badinerie. Emma de Stefanie Dvorak partage avec Bernard une dynamique adorable et pleine d'humour. Le "ménage à trois" raté, néanmoins décomplexé, est un plaisir à regarder dans son humanité comme dans son ironie.

En somme, la production montre une manière de représenter un drame humain et sociétal très proche de la réalité dans une tentative obstinée de le protéger des clichés socioculturels et du sentimentalisme excessif. Quoique la fin frôle le pathétique, l'expressivité sincère des personnages principaux unis sur scène vaut néanmoins le coup. Dans les ténèbres et la dissolution momentanée, ils trouvent le chemin vers la lumière.

Vu le 16 mai 2022 à l'Akademietheater de Vienne.

"Am Ende Licht/Light Falls"

© Susanne Hassler-Smith.
© Susanne Hassler-Smith.
Spectacle en langue allemande.
Texte : Simon Stephens.
Traduction allemande : Barbara Christ.
Mise en scène : Lilja Rupprecht.
Dramaturgie : Anika Steinhoff.
Avec : Dorothee Hartinger, Norman Hacker, Marie-Luise Stockinger, Maresi Riegner, Max Gindorff, Philipp Hauss, Bardo Böhlefeld, Sebastian Klein, Dunja Sowinetz, Stefanie Dvorak.
Décors : Holger Pohl.
Costumes : Annelies Vanlaere.
Musique : Philipp Rohmer.
Vidéo : Moritz Grewenig.
Éclairage : Norbert Piller.

Prochaines représentations les 27 mai, 23 et 25 juin 2022.
Akademietheater, Burgtheater, Vienne, Autriche, +43 1 51444 4545.
>> burgtheater.at

Vinda Miguna
Lundi 23 Mai 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024