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Théâtre

"Libre arbitre" La jeune femme, la testostérone et ses juges… une fable "olympique"

En faisant résonner en nous cette expression à double entrée, le titre à lui seul cristallise les enjeux de cette performance théâtrale menée à la vitesse du 800 mètres "canonique" de 2009, couru à Berlin par Caster Semenya lors des Championnats du Monde… D'abord, du côté de la jeune athlète spoliée de sa médaille, il affirme sa revendication au "libre arbitre", celui d'échapper au déterminisme des assignations de sexe. Ensuite, du côté de ses juges, il dévoile l'outrecuidance d'arbitres se permettant en "toute liberté" d'imposer leurs règles au gré de leur interprétation marquée du sceau d'une masculinité infaillible.



© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Quatre couloirs et des plots numérotés définissent les lignes de départ de cette reconstruction d'un fait sportif servant de "pré-texte" à la déconstruction artistique d'un masculin imposant ses "pré-jugés". En effet, sur la ligne d'arrivée ce 19 août 2009, la jeune athlète couvrant ses épaules du drapeau sud-africain ne pouvait se douter qu'en triomphant ainsi magistralement de ses adversaires, allait lui être contestée (revers de la médaille…) son identité de femme. Sa très belle performance - narrée avec brio par le chœur des performeuses au plateau - titillant les records masculins, trouble intimement les officiels crispés sur leur référentiel au point de les faire "sérieusement" douter de la nature féminine de la championne hors norme…

Deux jours après au siège de la très honorable Fédération internationale d'Athlétisme où, par convention théâtrale, nous sommes transportés... Bien sûr, on peut déceler la présence de fard sur les paupières de Caster Semenya, mais ce trait de féminité n'est-il pas désavoué par l'absence de développement mammaire ? Définir des éléments de communication pour faire face aux critiques… La fédération d'Afrique du Sud accusant quant à elle de raciste la remise en cause de la victoire de leur championne, les sponsors menaçant eux de quitter le navire qui tangue, et les autres athlètes accusant d'avoir laissé courir une femme qui était un homme…

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Mis en jeu par les actrices endossant tour à tour tous les rôles, les atermoiements des dirigeants peuvent prêter à rire lorsqu'il s'agit de définir des éléments de langage pour justifier "au nom de l'équité" les examens de vérification du genre "afin de ne pas priver les autres athlètes d'une victoire qui leur serait volée". Beaucoup moins risibles apparaissent les examens intrusifs pratiqués par le médecin ainsi que son interrogatoire sans vergogne aucune.

Et lorsque le verdict de l'hyperandrogénie vient confirmer un taux de testostérone élevé, corroborant aux yeux des doctes juges leur retrait de la médaille, le deal proposé pour la lui rendre est digne de celui passé par Méphistophélès : accepter un traitement hormonal faisant chuter drastiquement le taux de l'hormone privilège des hommes. Ainsi redevenue femme à part entière, elle pourrait jouir librement des droits attachés à sa nature… de femme. Se renier en mutilant son corps (n'ira-t-on pas jusqu'à lui demander de raccourcir son clitoris ?), abîmer sa santé en subissant les effets secondaires délétères des traitements hormonaux dans le but de ressembler au prototype de la "vraie femme"…

À l'usage de la Fédération internationale d'Athlétisme (I.A.A.F.), faisant superbement la nique à ses prescriptions contre-nature, les actrices proposent avec malice de créer la catégorie des "Dames rassurantes"… et inventent un jeu incluant les spectateurs : les filmer au plateau en train d'interpréter des stéréotypes de dames rassurantes, courant à petits pas, courant mais ne transpirant pas, films à envoyer en direct à la Fédération

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Sous l'effet du rififi causé dans les hautes instances, le pouvoir mâle vacille mais ne rompt pas. Trop d'intérêts en jeu. La scène, débarrassée de ses bandes blanches signalant les couloirs de course, se transforme à petites foulées en tribunal… De session en session, le Tribunal Arbitral du Sport (TAS) bégaie, hésite, désavoue, confirme, infirme. L'occasion pour les actrices - portées par leurs propres convictions - d'incarner les médecins, experts et avocats venant déposer à la barre qu'aucun traitement hormonal ne peut être imposé, "ces personnes intersexes n'étant aucunement malades", et de dénoncer les tests dits de féminité comme aberration scientifique.

Quand la performeuse, se fondant corps et âme avec Caster Semenya, s'adressera directement au public sur fond de la vraie course retransmise, l'effet de réalité "doublera" la fiction théâtrale. Ses paroles, retraçant le parcours de la combattante pour faire valoir auprès des tribunaux - au-delà de la réparation de l'injustice sportive dont elle est victime - le respect de la dignité des femmes, résonneront comme un appel… L'appel à faire valoir le droit souverain des femmes d'être "elles" au pluriel, en dehors des normes prescrites par les diktats des hommes.

Un combat de près de quinze ans - encore à l'ordre du jour, la Cour européenne des droits de l'Homme ayant été saisie - dépassant de loin le cadre du sport pour devenir un véritable enjeu de société… Enjeu sociétal porté ici par un jeu théâtral lui-même vivifiant.

Vu le vendredi 3 février 2023, Salle Vauthier du TnBA à Bordeaux.

"Libre arbitre"

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Conception et écriture : Julie Bertin et Léa Girardet - Cie Le Grand Chelem.
Mise en scène : Julie Bertin.
Avec : Léa Girardet, Cléa Laizé, Juliette Speck, Julie Teuf.
Collaboration artistique : Gaia Singer.
Scénographie et vidéo : Pierre Nouvel.
Chorégraphie : Julien Gallée-Ferré.
Son : Lucas Lelièvre.
Lumière : Pascal Noël.
Costumes : Floriane Gaudin.
Durée : 1 h 40.
Production : Cie Le Grand Chelem et ACMÉ.

A été représenté du du 31 janvier au 4 février 2023 au TnBA à Bordeaux.

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Tournées
16 février 2023 : Théâtre de Châtillon-Clamart, Châtillon (92).
7 mars 2023 : La Merise, Place des Merisiers, Trappes (78).
Du 14 mars au 16 mars 2023 : Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon 4e (69).
22 mars 2023 : Théâtre La Coupole, Croisée des Lys, Saint-Louis (68).
30 mars 2023 : L'Amphi, Pont-de-Claix (38).

Yves Kafka
Jeudi 16 Février 2023

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
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Brigitte Corrigou
08/09/2023
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La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
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Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

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20/09/2023
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"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023