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Théâtre

"Les téméraires"… Les deux faces d'une même lutte !

Dans une très belle pièce qui nous fait remonter à la fin du XIXe siècle avec l'affaire Dreyfus, nous voici face à Zola et Méliès qui, au travers de leur art respectif, ont mené le combat pour la défense du capitaine français – de confession juive – accusé, par calomnie et mensonge, de trahison dans une France aux relents nauséabonds et antisémites.



© Grégoire Matzneff.
© Grégoire Matzneff.
Deux personnages célèbres, Zola (interprété par Romain Lagarde) et Méliès (par Stéphane Dauch), pour une même cause, celle de Dreyfus (1859-1935). C'est un retour en arrière, même si quelques éléments historiques sont un peu maquillés de fiction. Les armes de nos deux artistes étaient respectivement le cinéma naissant et la littérature qui a donné lieu au terme "Intellectuel" à l'égard de Zola qui nous manque tant aujourd'hui en ces périodes dures et mêlées.

Cet intellectuel était décrié par, entre autres, Barrès pour son combat de la défense de Dreyfus. Le mot prête facilement à caricature et insulte, comme l'estime justement Blanchot qui ne s'en privait pas. Pour le chef de file des naturalistes, les conséquences ont été terribles avec des critiques acerbes, des violences verbales presque physiques et un exil forcé en Angleterre après avoir été condamné à un an de prison pour diffamation (février 1898) pour son article "J'accuse" (13 janvier 1898 dans l'Aurore).

"L'affaire Dreyfus" (1899) de Méliès est considéré comme le premier film politique et celui-ci arbore les casquettes de réalisateur, scénariste, producteur et même comédien dans le rôle de l'avocat Labori, défenseur de Dreyfus puis de Zola. Il a abandonné la magie et la science-fiction pour une œuvre des plus réalistes, composée de onze tableaux dont deux n'ont jamais été retrouvés. Le film dure un peu plus de 10 minutes. Il est remarquable par le jeu des acteurs, par sa concision et sa précision historique des faits sous-titrés pour chaque séquence.

© Grégoire Matzneff.
© Grégoire Matzneff.
La plume pour l'un, la caméra pour l'autre, c'est aussi dans son intérieur que la metteure en scène Charlotte Matzneff met en lumière, pour Zola, une plongée autant intime que publique du personnage quand, pour Méliès, c'est au travers de son film qu'il est surtout présenté. Il y a plusieurs tableaux qui alternent entre vie publique et vie privée, entre cinéma et théâtre. Nous voyons Zola avec ses soucis domestiques entre sa femme Alexandrine (Sandrine Seubille) et son amante Jeanne Rozerot (Barbara Lamballais) avec qui il a eu deux enfants, Denise et Jacques.

La scénographie est découpée en deux, entre le chez-soi de l'écrivain et le studio de cinéma de Méliès. Ainsi ce rapport intérieur/extérieur nous mène ainsi dans l'intimité d'un homme, écrivain de renom à l'époque de l'affaire Dreyfus, ayant déjà à son actif la rédaction de son cycle en vingt romans des Rougon-Macquart (1871-1893) et son cycle des trois villes ("Lourdes", "Rome", "Paris") composé jusqu'en 1898. Les quatre évangiles suivront ensuite ("Fécondité", "Travail", "Vérité", Justice") dont le dernier est resté à l'état d'ébauche, et "Vérité" (1903) publié à titre posthume.

On bascule ainsi entre l'homme et ses fêlures domestiques et celui public, courageux, et ne tremblant sous aucun prétexte face aux attaques féroces et violentes de ses détracteurs. Dans ces deux faces, la focale proposée par Charlotte Matzneff est intéressante à double titre, car elle montre un Zola parfois gêné devant son éditeur par la présence de son amante Jeanne Rozerot et plus loin, debout et infaillible, pour porter aux fers sa lutte pour Dreyfus.

© Grégoire Matzneff.
© Grégoire Matzneff.
Chez Zola, c'est une grande table que l'on découvre avec ses multiples tiroirs et dont le couvercle ouvert donne lieu à un piano côté cour. Il y a un très beau tableau où on le voit, la voix grondante et forte, dans une superbe incarnation de son article "J'accuse", aidé des autres personnages où chacun reprend un propos de l'article. Moment oratoire avec en appui un piano et quelques chœurs. Le chant et la musique font écho à cette lutte comme celle d'un peuple face aux puissants et dont Zola était, par ses écrits, un farouche défenseur des premiers, bien que, socialement, il pouvait se réclamer des seconds.

Pour Méliès, sa vie intime en est occultée. Est mis en exergue son travail de cinéaste. Sur cette oscillation entre les deux arts, l'optique adoptée est de faire du cinéma dans le théâtre qui devient du théâtre dans le théâtre. La seule différence est une caméra qui tourne, dans une semi-obscurité, à la lisière du public. Nous sommes sur une crête sur laquelle un déport artistique est effectué du 7e au 6e art, la glissade est scénique, car elle se déroule sur les planches, libre aux spectateurs de se projeter dans un décor cinématographique ou théâtral. On travaille à jouer pour dénoncer l'injustice pour l'un quand pour l'écrivain naturaliste, combat et courage sont son quotidien. Pour le premier, la rudesse de la lutte n'est pas visible quand pour le deuxième, on ne voit que celle-ci. Pour les deux toutefois, l'engagement est total.

© Grégoire Matzneff.
© Grégoire Matzneff.
On y rencontre aussi Alphonse Daudet (Thibault Sommain) et Clemenceau (Antoine Guiraud ou Arnaud Allain), alors rédacteur en chef de l'Aurore, qui a eu l'idée de changer le titre initial "Lettre au président de la république" par "J'accuse". Ce moment est un peu dénué de force avec un Clemenceau presque gêné de dire à l'auteur de "L'assommoir" (1876) que son titre manquait de résonance journalistique.

Décision pourtant très importante qui a permis, sans doute, d'écouler entre 200 000 et 300 000 exemplaires avec un titre beaucoup plus accrocheur pour les vendeurs à la criée. Heure de gloire aussi pour L'Aurore, dont les tirages moyens s'écoulaient à 20 000 exemplaires. Ces éléments sont portés à la connaissance du public, rendant ainsi un clinquant bien réel à un fait majeur, mais minimisé, et qui a permis, 125 ans après sa création, de faire connaître l'article à tous depuis des générations.

Le jeu des comédiens est parfois comique, avec quelques répliques humoristiques, bien qu'elles puissent être tout autant politiques. On y retrouve aussi des propos fascistes et antisémites avec une France divisée entre dreyfusards et anti-dreyfusards.

La mort de Zola, trop rapide dans la représentation, est presque à deviner si le spectateur n'en avait pas la connaissance avec, originellement, un feu de cheminée où l'auteur meurt asphyxié. La réalité est proche avec de rares fumées traversant le séjour et Zola qui tousse. La mort du grand homme aurait valu toutefois une mise en relief plus importante, car la pièce met surtout en évidence l'homme et son combat sans mettre en exergue une asphyxie qui pose encore question 121 ans après. Est-il mort à cause de l'affaire Dreyfus ou d'un banal, et tragique, accident domestique ? Cette interrogation est à peine esquissée. C'est le seul bémol d'une œuvre très bien montée et jouée avec beaucoup de truculence et de force.

"Les téméraires"

Texte : Julien Delpech et Alexandre Foulon.
Metteur en scène : Charlotte Matzneff.
Assistante mise en scène : Manoulia Jeanne.
Avec : Arnaud Allain, Stéphane Dauch ou Aurélien Houver, Armance Galpin, Romain Lagarde, Barbara Lamballais, Sandrine Seubille et Thibault Sommain.
Musiques : Mehdi Bourayou.
Costumes : Corinne Rossi.
Lumières : Moïse Hill.
Scénographie : Antoine Milian.
Durée : 1 h 30.

Du 18 novembre 2023 au 30 juin 2024.
Mercredi et vendredi à 19 h, jeudi et samedi à 21 h et dimanche à 17h.
Comédie Bastille, Paris 11e, 01 48 07 52 07.
>> comedie-bastille.com

Safidin Alouache
Samedi 18 Novembre 2023

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