La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Les Petits Chevaux" L'incroyable et terrifiante histoire des enfants des Lebensborn, ces pouponnières nazies tenues secrètes

Intelligemment construite, cette pièce révèle un pan largement méconnu de la politique eugéniste du Troisième Reich : les Lebensborn, ces maternités destinées à développer une race aryenne parfaitement "pure" et dominante. Un plongeon dans l'Histoire glaçant et édifiant !



© Jeanne Signé.
© Jeanne Signé.
De grands cartons jonchent la scène. Une vieille dame est décédée. Violette, sa petite-fille, très attachée à son aïeule, a fait le choix de reprendre l'appartement et de s'y installer. Au cours de son rangement, elle découvre une carte postale de Tchécoslovaquie qui l'amène à penser que sa mère aurait pu être adoptée et que la disparue ne serait pas sa "vraie" grand-mère. Elle est sous le choc. Sa mère, elle, semble n'y avoir jamais accordé grande importance. "Je n'ai qu'une maman, celle qui m'a élevée", clame Hortense. Car Hortense, née en 1944, a toujours su qu'elle avait été adoptée à l'âge de trois ans par Paul et Eugénie Dubois. Très heureuse de sa vie avec ses parents adoptifs, dans son petit village de la Meuse, elle n'a jamais cherché à en savoir davantage, et se souvient seulement de s'être cachée, enfant, lorsqu'une dame était venue à l'école à la recherche d'une petite fille de son âge.

Violette, elle, veut savoir et pousse sa mère à rechercher ses origines. Ensemble, elles vont se lancer dans une enquête aussi captivante que terrifiante, qui les mènera en Allemagne et fera resurgir du passé les fantômes d'Angélique et de Klaus. De la rencontre de Violette et d'Hortense avec Fernand, lui-même issu d'un Lebensborn en Belgique, à celle de Lily, une demi-sœur allemande d'Hortense née du même père, les deux femmes apprendront la vérité sur la naissance de la petite Hortensia Schaeffer avant qu'elle ne devienne Hortense Dubois. Horrifiées, elles découvriront l'existence des Lebensborn, ces fabriques à bébés implantées en Europe pour peupler le Reich d'enfants "racialement parfaits" : des aryens, grands, blonds, aux yeux bleus.

Écrite à huit mains (Séverine Cojannot, Camille Laplanche, Matthieu Niango et Jeanne Signé), "Les Petits Chevaux" est la première pièce à évoquer ce chapitre peu connu de l'Histoire, et forcément méconnu puisqu'il s'agissait d'un projet tenu secret par le régime nazi. Initié par Himmler, chef de la SS, en 1935, le programme du Lebensborn ("Fontaine de vie" en vieil allemand) consistait en un réseau de pouponnières implantées en Allemagne, puis dans les pays occupés par les Allemands : dix en Allemagne, une dizaine également en Norvège, trois en Autriche, trois en Pologne, deux au Danemark, une aux Pays-Bas, une en Belgique, une au Luxembourg, ainsi qu'une en France, à Lamorlaye, dans l'Oise, où naquirent une vingtaine d'enfants entre février et août 1944.

© Jeanne Signé.
© Jeanne Signé.
Des femmes, fécondées par des SS, ou des filles mères correspondant aux critères raciaux des nazis, y passaient les derniers mois de leur grossesse et accouchaient dans l'anonymat. Himmler, très investi, se proposait même d'être le parrain des enfants nés, comme lui, un 7 octobre. Le Lebensborn se chargeait ensuite de la "germanisation" des petits orphelins. Ainsi, entre 1935 et 1944, plus de 20 000 bébés virent le jour dans ces maternités. La plupart d'entre eux, telle Hortense dans la pièce, n'ont découvert leur véritable origine que sur le tard. À ce jour, seule la Norvège leur a reconnu le statut de victimes du nazisme. À l'époque, des enfants en provenance de Norvège, de Pologne et de Tchécoslovaquie étaient même arrachés à leurs parents pour être confiés à des Lebensborn.

Pour écrire "Les Petits Chevaux", les auteurs se sont appuyés sur divers témoignages et notamment celui de la mère de l'un d'entre eux, Gisèle Niango. L'histoire d'Hortense est un peu la sienne. Née le 11 octobre 1943, l'octogénaire a grandi dans un petit village de la Meuse et appris, vers dix ans, qu'elle avait été adoptée. Occultant volontairement cette histoire d'adoption, elle ne s'y intéresse réellement qu'à la mort de sa mère adoptive. Par une cousine, elle apprend alors que ses parents étaient allés la chercher à Commercy où, en 1946, un train en provenance d'Allemagne s'était arrêté avec des enfants convoyés dans le but d'être adoptés.

Par la suite, elle a la confirmation que le nom de la petite Gisela (ainsi s'appelait-elle avant que son prénom soit francisé) figurait bien sur la liste des dix-sept enfants expédiés (dont sept ne survécurent pas au voyage). C'est en 2005 seulement, après avoir fait la demande de son acte de naissance auprès des archives de la Croix-Rouge, que Gisèle apprend être née à Wégimont, en Belgique, dans un Lebensborn.

© Johannes von Saurma.
© Johannes von Saurma.
Sur scène, trois comédiennes et un comédien (Séverine Cojannot, Nadine Darmon, Florence Cabaret, Samuel Debure) interprètent une dizaine de personnages, français et allemands, d'hier et d'aujourd'hui : Violette, Angélique, Hortense, Lily, la cousine Jacqueline, une employée, une guide, Fernand, Klaus, le Docteur Ebner… Tous sont très justes, et incarnent avec conviction les protagonistes de cette histoire cauchemardesque. La pièce, intelligemment construite, et la mise en scène, fluide, rendent cette quête aussi haletante qu'angoissante.

Saluons également la simplicité et l'ingéniosité du décor, composé de boîtes en carton, évoquant tantôt des cartons de déménagement, tantôt des meubles d'archivage, ou encore les totems d'une exposition dédiée aux enfants déplacés pendant la guerre. Nichées dans le creux des cartons éclairés de l'intérieur, les photographies de ces visages innocents nous bouleversent.

La pièce, en sortant le projet Lebensborn de l'oubli, soulève aussi des questions sur la maternité, l'identité, la filiation, la transmission, et double le propos historique d'une dimension universelle. En faisant acte de mémoire, elle montre ce que les théories eugénistes ont engendré, et engendrent encore aujourd'hui, de haine et de folie. Depuis le début de l'invasion ukrainienne, rappelons-le, 20 000 petits Ukrainiens ont été déportés en Russie pour être "russifiés". L'histoire se répète de manière délirante dans toute son horreur. Ce spectacle n'en est que plus indispensable !

À noter que la représentation du mardi 18 mars sera suivie d'une rencontre animée par le journaliste Boris Thiolay, auteur de "Lebensborn, la fabrique des enfants parfaits", avec Dirk Kaesler (né dans un Lebensborn allemand), Valérie Beausert-Leick (présidente de l'association Pour la Mémoire des Enfants des Lebensborn) et Matthieu Niango (co-auteur de la pièce).
◙ Isabelle Fauvel

"Les Petits Chevaux"

© Jeanne Signé.
© Jeanne Signé.
De Séverine Cojannot, Camille Laplanche, Matthieu Niango et Jeanne Signé.
Mise en scène : Jeanne Signé.
Collaboration artistique : Pauline Devinat.
Avec : Florence Cabaret, Séverine Cojannot, Nadine Darmon, Samuel Debure.
Conception décors : Marguerite Danguy des Déserts.
Costumes : Sabine Schlemmer, Julia Brochier.
Lumières : Jean-Luc Chanonat.
Vidéo et son : Jeanne Signé.
Durée : 1 h 20.

Du 4 mars au 22 avril 2025.
Lundi et mardi à 19 h.
Théâtre des Gémeaux Parisiens, Paris 20ᵉ, 01 87 44 61 11.
>> theatredesgemeauxparisiens.com

Isabelle Fauvel
Lundi 10 Mars 2025

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024