La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

Le théâtre de Calderón… espace de représentation… à perpétuité moderne et contemporain

"Impressions d’un songe", Théâtre du Soleil, Paris

L'homme est accroupi au fond de sa grotte, ensauvagé par un long séjour. Il se nomme Sigismond. Lorsque, par le plus grand des hasards, il se retrouve libéré de la geôle où son père le roi Basile l'avait plongé, il reproduit à la cour la tyrannie qu'il avait subie dans sa tour…



© Annabelle Jouchoux.
© Annabelle Jouchoux.
Et se retrouve, derechef, emprisonné, encore tout ébahi de ses épreuves. Un doute, un doute sur son existence, s'incruste en lui. "La vida es sueño".
Comme si toute vie, où chacun obéit ou donne des ordres, dans son intensité et sa brièveté, n'était qu'ensommeillement et impressions…

L'auteur baroque Pedro Calderón de la Barca, poète de cour, soldat puis moine qui connaît bien la littérature de son temps et sa théologie, écrit en 1636 "la vida es sueño". Dans cette pièce de théâtre à bien des égards archaïque, l'auteur juxtapose comme en un jeu de rôle un peu mécanique mais avec virtuosité les antagonismes.

Il joue avec les registres de langue et les figures de style, les situations et leurs péripéties, et désigne jusqu'au vertige les forces du jour et de la nuit, de la vie et la mort, la puissance et l'impuissance, la laideur et la beauté, l'amour la haine, l'obéissance et la révolte. Il les joue les unes contre les autres, les unes par les autres. En se montrant expert d'une quasi-machine de compétition poétique, il amplifie les effets des moralités ou des mystères du Moyen Âge qui lui servent de moule, et en dépasse les limites.

© Annabelle Jouchoux.
© Annabelle Jouchoux.
À partir d'un conte bouddhique islamisé, christianisé, Calderón réussit le passage de l'allégorie au personnage conscient et trouve une matière radicale, d'une étrangeté absolue, une matière bien réelle, dans laquelle se développent tous les rêves, toutes les illusions. C'est un lieu de la sensation de l'incarnation et de l'échange réciproque. Entre un texte, des acteurs et des spectateurs s'échafaude non plus un objet de thèses présentées ou de débat, de controverses mais un objet de théâtre absolument moderne.

En s'appuyant sur le fait que les traces de tout rêve sont partagées entre témoins d'un même événement, Calderón très concrètement intègre le spectateur à son dispositif. Et de fait recherche et trouve une forme harmonieuse, à la fois un lieu de conciliation, de conjonction des contraires. Là où vibre un point évanescent : celui de la conscience de soi dans l'évidence de sa liberté, dans l'évidence aussi de l'espace de son surgissement.

Un espace de représentation fondé sur des conventions communes librement consenties et non subies.

© Annabelle Jouchoux.
© Annabelle Jouchoux.
De ce point de vue, la proposition d'Alexandre Zloto est tout à fait éclairante. Sa mise en scène met en valeur l'ensemble du jeu des rôles dans une simplicité apparente des effets. Tous les monologues par lesquels alternent toutes les figures de la rhétorique, de la poésie la plus précieuse à l'expression la plus prosaïque, sont traités comme des apartés, des adresses à un spectateur directement interpellé. Ce qui dans le jeu apporte explication, intimité et naturel. Et donne à l'ensemble de l'œuvre une unité favorable à la montée de la tension dramatique.

Sigismond passe du trou noir au désir de vengeance. Balloté par les événements, il lui est offert par ce mouvement même la possibilité d'une rédemption. Il vit ainsi les étapes d'une destinée a contrario du chemin de la fatalité qui lui était opposé. Sur ce chemin escarpé, Clairon, serviteur fidèle et homme du peuple, tout droit sorti de la farce, est soumis à des épreuves qui méconnaissent ses qualités. Sa mort injuste réduit l'effet factice du happy end et renvoie le tout à l'humaine condition. Ce dispositif a une force de gravitation exceptionnelle et rend concrètes les actions des personnages comme autant de mouvements de planètes. Le jeu offre ainsi une compréhension immédiate de la complexité de la proposition.

L'être au monde ne vit peut-être qu'un rêve mais la scène théâtrale de Calderón déplace ce mystère du cœur de la scène au cœur du spectateur qui prend conscience d'être une partie d'un grand tout qu'est le public.

Le théâtre de Calderón est un espace de la représentation qui dépasse son époque. À perpétuité moderne et contemporain. Un classique fondateur posé sur "les épaules de Darwin". Du mystère à l'incarnation.

"Impressions d’un songe"

D’après "La vie est un rêve" de Pedro Calderón de la Barca
Traduction : Denise Laroutis, éd. Les Solitaires Intempestifs, 2004.
Création collective du TAF Théâtre.
Mise en scène : Alexandre Zloto.
Création lumière et construction : Paul Alphonse.
Création sonore : Julien Torzec.
Avec : Ariane Bégoin, Franck Chevallay, Boutros El Amari, Charles Gonon, Dan Kostenbaum, Caroline Piette, Yann Policar.

Du 12 mai au 14 juin 2015.
Du mardi au samedi à 20 h, le dimanche à 15 h.
Théâtre du Soleil, La Cartoucherie, Paris 12e, 01 43 74 24 08.
>> theatre-du-soleil.fr

Jean Grapin
Mardi 26 Mai 2015

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | À l'affiche ter




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023