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Théâtre

"Le fléau" Immersion théâtrale shakespearienne totale !

Dans une très belle adaptation, reprenant en grande partie "Mesure pour mesure", Léonard Matton fait de Shakespeare un grand moment d'intensité de théâtre immersif où le spectateur se retrouve au beau milieu de la cour d'honneur du Palais-Royal, entouré de personnages en proie à des passions aussi contraires que la pruderie, la débauche, la fidélité et la trahison.



© Matthieu Camille Colin.
© Matthieu Camille Colin.
Cela démarre comme un récit, écrit puis joué avec comme préalable un réquisitoire des autorités ecclésiastiques à une ville, Vienne, qui fourmillerait de débauches et de mensonges. Mais avant même ce récit, le cadre est posé dans un mail envoyé aux spectateurs avant la représentation, puis lors de la réception du public effectuée par le bourreau masqué de la cité. L'essentielle de la trame est celle de "Mesure pour mesure" (1604) de Shakespeare et intégrant plusieurs scènes de "Timon d'Athènes".

Le théâtre est immersif de bout en bout, sauf au début où trois groupes de spectateurs se séparent en suivant une hallebarde, portée par un personnage, arborant un type de masque offert respectivement à chaque groupe. Ensuite, chaque spectateur se retrouve assis, debout, en face, en hauteur de moments théâtraux qui se déroulent en parallèle à différents endroits. Libre aux spectateurs d'assister à une scène en son entièreté ou partiellement, chacun pouvant la quitter pour en rejoindre une autre au moment voulu.

© Matthieu Camille Colin.
© Matthieu Camille Colin.
La cour d'honneur du Palais-Royal est segmentée symboliquement comme des rues grâce à certains personnages avec leurs interpellations, leurs propos ou leurs éclats qui amènent le public sur d'autres espaces où le pouvoir et la loi, le châtiment, la débauche et la religion ont leur quartier. Elle tient lieu de scénographie à elle toute seule. Les éclairages sont effectués au travers de petites lanternes posées sur des colonnes de Buren.

Pas de décor sauf un établi, sorte de cabaret, derrière lequel sont situés les créateurs musicaux Thalie Amossé et Laurent Labruyère avec Jean-Baptiste Barbier-Arribe, chantant ensemble des chansons galantes et grivoises des XVIe et XVIIe siècles et jouant de percussions, flûtes anciennes, guitares électrique et acoustique ainsi que d'un synthétiseur.

Vienne est en proie au puritanisme sans concession d'Angelo, un juge strict aux ordres de Vincentio, le Duc de la ville, parti officiellement pour une mission diplomatique, face à une supposée ou réelle débauche de ses habitants, du moins assurément de certains d'entre eux.

Les temporalités sont bousculées et imbriquées, le passé pouvant être aussi bien le futur, ou l'inverse, quand le présent s'inscrit immanquablement dans chacun des tableaux. La chronologie de ceux-ci est commandée par l'attention d'un rire, d'un cri ou d'une réplique pendant les pérégrinations scéniques des spectateurs. Au final, la fable se tient de bout en bout.

© Matthieu Camille Colin.
© Matthieu Camille Colin.
Chaque comédien plante un personnage qui est soit un compagnon de débauche ou d'infortune, soit un représentant de Vienne ou de l'église, soit une victime de ces deux autorités. Chaque protagoniste se retrouve face aux souffles, intérieurs ou extérieurs, de ses passions, de ses tourments et de ses contradictions. Tout est exubérance, exaltation, souffrance, fidélité et trahison, la tiédeur des sentiments n'étant pas de mise.

Dans ce va-et-vient perpétuel entre pruderie et lubricité, châtiment et pardon, le jeu des acteurs est un engagement physique total. Il est marqué par une force et une présence accompagnées d'une gestuelle affirmée où les mouvements deviennent barométriques des émotions multiples qui traversent les protagonistes.

Les voix sont portées haut comme des drapeaux quand les corps se dressent comme des hampes. On passe d'une détresse à une libération, d'un pleur à une chanson, d'un engagement à une trahison, de l'amour à un acte sexuel abusif, d'une honte refusée à une mort probable.

© Matthieu Camille Colin.
© Matthieu Camille Colin.
Difficile de lister le jeu de tous les interprètes qui est, pour chacun d'eux, aussi fort en intensité qu'en talent. Pour être très injuste, nous mettons en exergue juste le jeu de Marjorie Dubus (Isabella), superbe de truculence. Sa voix, portée avec force et soutenue par la finesse de son corps, habillant ainsi une fausse fragilité, allie superbement, dans ses deux composantes, soumission et rébellion face à une église dont le maillon faible est la petitesse d'âme et la lubricité de son représentant. Les dix-sept comédiens déroulent avec talent et fougue un jeu qui mêle un large spectre de passions et d'émotion.

Dans ce théâtre immersif, l'invitation est souvent faite au public de participer dans ce qui se joue ici et maintenant. Le vice devient l'avocat de la vertu quand il se drape dans ses costumes hypocrites. La religiosité se targue d'abstinence quand elle n'est que langueur inassouvie jusqu'au pêché de chair absolu.

C'est une très belle réussite avec un jeu d'acteur total où le verbe de Shakespeare s'entend jusqu'aux déplacements des comédiens.
◙ Safidin Alouache

"Le fléau"

© Matthieu Camille Colin.
© Matthieu Camille Colin.
D'après "Mesure pour mesure" de William Shakespeare.
Adaptation, traduction, mise en espaces : Léonard Matton.
Avec : Marjorie Dubus, Jean-Baptiste Le Vaillant, Mathias Marty, Jacques Poix-Terrier, Roch-Antoine Albaladéjo, Zazie Delem, Jérôme Ragon, Maxime Chartier, Justine Marçais, Camille Delpech, David Legras, Laurent Labruyère, Drys Penthier, Jean-Loup Horwitz, Dominique Bastien, Jean-Baptiste Barbier-Arribe, Thalie Amossé, Floriane Delahousse, Carla Girod ou Maelys Simbozel.
Collaboration artistique et dramaturgie : Camille Delpech.
Chorégraphies : Jean-Baptiste Barbier-Arribe.
Scénographie : Julie Mahieu.
Création musicale : Thalie Amossé et Laurent Labruyère.
Costumes : Chouchane Abello et le Conservatoire du costume, assistée de Jean Doucet.
Accessoires : Julie Mahieu.
Régie générale : Stéphane Maugeri et Matthieu Desbourdes.
Tout public à partir de 10 ans.
Durée : 1 h 35.

© Matthieu Camille Colin.
© Matthieu Camille Colin.
Du 16 août au 7 septembre 2024.
Du 16 au 30 août à 20 h 30 ; du 31 août au 7 septembre à 20 h ; nocturnes supplémentaires à 22 h 30 les 31 août et 7 septembre.
Domaine du Palais Royal, place Colette, Paris 1er, 01 47 03 92 16.
>> domaine-palais-royal.fr

Safidin Alouache
Jeudi 29 Août 2024

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