La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Le ciel de Nantes" Plongée familiale dans une dramaturgie brillante et puissante !

Dans une superbe création, l'écrivain, scénariste, réalisateur et dramaturge, Christophe Honoré nous plonge dans le creuset névrotique des conflits de sa propre famille. Au travers d'un chassé-croisé entre théâtre et cinéma, le jeu des comédiens nous emmène dans un monde où réalité et fiction se côtoient.



© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Nous sommes dans une salle de cinéma avec sa salle de projection en arrière-cour, ses rangées de sièges rouges et un écran vidéo blanc en arrière-scène utilisé à chaque projection. Le personnage Christophe Honoré filme avec une caméra sur pied, face public, tout en faisant un récit, celui de sa famille. Certains membres sont installés sur les sièges, puis rupture avec l'un des oncles (Stéphane Roger) qui intervient pour interrompre le récit.

Nous sommes dans un cadre strictement familial autour des tantes, oncles, grand-mère, mère de Christophe Honoré et de lui-même, incarné par Youssouf Abi-Ayad. Une intimité s'extériorise tout au long de la représentation, chaque protagoniste exprimant ses conflits intérieurs. Nous sommes ainsi dans un rapport à l'autre intrusif, car les propos tenus ont une résonance chez tous de façon plus ou moins marquée. La zone de confort de chacun est balayée, mise à terre, même si les mots ou reproches formulés ne concernent directement, souvent, qu'un seul protagoniste. C'est un étalage de sentiments, de non-dits, qui dévoile une cause explicative de comportements et de conflits souterrains ou ouverts existant depuis de nombreuses années.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
De pensées exprimées ou cachées et mises à nu, la complexité des relations se découvre avec des névroses qui ont fait leur lit et où chaque mot dit semble n'avoir qu'un seul sens audible, celui du destinataire. Avec sa caméra, seul le personnage Christophe Honoré est parfois en retrait des conflits sans en être totalement occulté. Il est le narrateur et créateur, au sens propre et au sens figuré des termes, de ces moments qui se jouent devant lui et est, à la fois, plein acteur de ce qui s'y passe. D'où une lucidité qu'il a puisqu'il est à la fois en dehors et en-dedans des situations. C'est le seul, avec sa mère (Julien Honoré), à être calme et à ne pas pleurer d'émotion.

La violence est omniprésente. Elle est le dévoilement de ce qui était caché, tu ou occulté. Elle se déverse à pleins mots avec parfois son pendant physique, le passé ne passant pas pour nos protagonistes.

La réalité rencontre la fiction dans laquelle les liens de parenté semblent distordus. La mère est incarnée par un homme mal rasé, à la voix douce et posée, portant des boucles d'oreilles. Nous sommes dans un canevas où réalité et imaginaire s'interposent, où l'histoire racontée est celle de personnes réelles. Entre passé et présent, fiction et réalité, théâtre et cinéma, tout se recoupe et s'échange, brouillant, à dessein et avec bonheur, les relations et mises en perspective des uns et des autres. On découvre les ressorts de celles-ci par les confidences lancées, pleurées ou hurlées et les gestes physiques qui les accompagnent.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Plusieurs temps forts, par le biais souvent de très belles ruptures de jeu, ponctuent la pièce comme celle de l'un des oncles (Harrison Arevalo) au travers de gestuelles et de pas de flamenco. Plus loin, le même chante une chanson de Julio Iglesias à la guitare. Il y a du disco dansé par tous sur une chanson de Sheila et un chant par la grand-mère, Odette (Marlène Saldana), reprise en chœur par la famille.

Se mêlent ainsi différents moments qui donnent une très grande richesse dramaturgique. Le récit est bousculé à dessein par différents plans émotionnels et artistiques. Ce sont des morceaux d'Histoire qui sont aussi parcourus, comme ce moment très émouvant sur la guerre d'Algérie vécue par l'oncle (Stéphane Roger), avec la torture et les viols qu'il raconte et qu'il a vus.

Au-delà de la scénographie, le cinéma est au détour de chaque scène avec des plans filmés qui permettent de créer deux situations différentes au même instant. À l'aide de ceux-là, l'action peut se poursuivre de la salle de cinéma avec le principal protagoniste de la scène qui disparaît du plateau pour être dans un plan filmé se déroulant toujours dans les sanitaires. Ces derniers symbolisent un lieu de déversoir autant organique qu'émotionnel où au travers de larmes, de colère et parfois d'une retraite pensive, les personnages se retrouvent face à eux-mêmes avec souvent quelqu'un les rejoignant. La solitude est psychique et non physique.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Le dernier tableau est poignant. La caméra filme les interprètes, un à un projeté sur grand écran. Ensuite défilent les photos de chaque personne réelle qui a été incarnée et que l'on découvre. La réalité traverse le récit avec son pendant photographique. L'image supplée au verbe. Et une dernière vidéo clôt le spectacle avec la mère réelle du vrai Christophe Honoré qui prononce, en partie, ces mots "Je suis pudique" dans un long sourire ironique aux lèvres fines pour laisser entendre son humanité par rapport à un contexte familial violent.

C'est du cinéma dans du théâtre, la distribution de la pièce étant d'ailleurs composée d'une forte proportion d'actrices et d'acteurs du 7ᵉ art. La trame est l'échec qu'a le personnage Christophe Honoré de monter un film sur sa famille. Sauf que, finalement, cela est une superbe réussite dramaturgique au souffle puissant.

"Le ciel de Nantes"

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Texte et mise en scène : Christophe Honoré.
Avec : Youssouf Abi-Ayad, Harrison Arevalo, Jean-Charles Clichet, Julien Honoré, Chiara Mastroianni, Stéphane Roger, Marlène Saldana.
Scénographie : Mathieu Lorry-Dupuy.
Création lumière : Dominique Bruguière.
Assistant création lumière : Pierre Gaillardot.
Création vidéo : Baptiste Klein.
Création son : Janyves Coïc.
Collaboratrice à la mise en scène : Christèle Ortu.
Costumes : Pascaline Chavanne.
Assistant costumes : Oriol Nogues.
Construction du décor Théâtre : Vidy-Lausanne.
Régie générale : Martine Staerk.
Régie plateau : Stéphane Devantry.
Habilleuse : Sarah Bruchet.
Lumières : Pierre-Nicolas Moulin.
Vidéo (en alternance) : Baptiste Klein, Nicolas Gerlier, Jad Makki.
Production : Anouk Luthier, Élizabeth Gay.
Durée : 2 h 15.

Le spectacle s'est déroulé du 5 au 7 avril 2024 à la Grande Halle de la Villette, Paris 19ᵉ.

Safidin Alouache
Lundi 15 Avril 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024