La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"La voix de ma grand-mère" Partir à la recherche de ses origines, une cérémonie rituelle aux parfums envoûtants

Après avoir convoqué, pour mieux les détourner, les figures de la mythologie grecque que sont Orphée et Echo, l'artiste queer Vanasay Khamphommala se retourne vers son histoire personnelle. En effet, "réfléchir" le monde en toute liberté suppose de s'extraire des attendus de la pensée normaliste impérialiste, dont, à bien des égards, elle, l'ancienne élève de l'École Normale Supérieure, formée à Harvard et à Oxford, est l'un des produits. À la recherche de ses origines laotiennes, elle nous convie ici et maintenant à une performance chamanique bouleversante de sincérité, humaine et artistique.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Le temps est venu pour cette comédienne chanteuse metteuse en scène hors normes d'aller voir du côté du Laos si quelque chose d'elle, ayant précédé son existence, continue à exister… Accroché aux sommets de quelque montagne de la province du Xieng Khouang, village de sa grand-mère, voguant librement dans les brumes au-dessus du fleuve ou encore niché dans les forêts alentour, ne dit-on pas en pays lao que l'esprit des disparu(e)s continue à visiter les vivants ?

Invité avec simplicité et un naturel apaisant à retirer ses chaussures avant de pénétrer au cœur d'un dispositif circulaire où est dressé en son centre un autel, le spectateur délesté de son costume occidental s'apprête à vivre une expérience aux confins des arts vivants et d'une cérémonie rituelle. Portée par une petite musique douce, la voix ô combien charmeuse de l'interprète nous introduit dans l'histoire dont elle est l'héritière… Grandie en France, elle a vécu dans un monde où la terre ancestrale n'était qu'une entité lointaine, une (sous) culture vécue "au mieux, comme exotique ou fantasque, au pire, comme réactionnaire ou communautariste". Jusqu'à ce que s'impose le désir impérieux de remonter à la source…

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Cette grand-mère, morte quelques jours seulement – dit-on – après avoir donné naissance à un fils (le père de Vanasay, présent sur scène) que reste-t-il d'elle sachant qu'aucune photo ou document n'existe ? Pas de visage, pas de voix, aucune inscription sur une tombe, rien à quoi se rattacher, sinon une date approximative : elle avait vingt ans quand elle a mis au monde en 1944 son enfant. Le Laos ayant été pendant la guerre du Vietnam (1964-1973) le pays le plus bombardé, transformant pour longtemps en champ de mines son territoire, toute recherche serait vaine. Aujourd'hui, nous sommes le 3 mai 2024, peut-être le jour de ses cent ans…

La voix de l'artiste se fait alors plus confidentielle, créant par le truchement du tutoiement une complicité naturelle : "Tu es partie sans laisser de traces, ni de toi, ni de ta culture… Si ce n'est l'orgue à bouche khene délaissée dans un coin de l'appartement où j'ai grandi… La distance liée à la migration nous a séparées… À ajouter le traumatisme de la guerre destructrice… Et enfin le temps qui passe, nous coupant de ce qui nous a donné vie… Tu avais, m'a-t-on dit, une belle voix… Depuis petite, j'aime chanter. On va essayer de chanter toutes les deux…".

Une fois trouvé le point d'ancrage, le nœud gordien permettant une "voix" d'accès, l'interprète déroule le dispositif complexe mis en place pour capter "in vivo" ce que son aïeule pourrait saisir aujourd'hui des radios diffusées, un système sophistiqué faisant appel aux dernières avancées technologiques. L'écoute des enregistrements réalisés dans le cimetière où potentiellement sa grand-mère pourrait se trouver est saturée par les décibels émis par les cigales… De même des micros disposés lors du voyage sur place pour tenter de saisir les échos de sa voix réincarnée. En effet, selon la tradition laotienne, si elle a pu survivre à la déforestation, peut-être se trouve-t-elle lovée parmi les grenouilles, les chiens, les voitures et cloches des vaches, ou encore dans la pensée silencieuse des limaces ou autres scarabées… Pensée de nature animiste rendue artistiquement performante grâce aux dispositifs acoustiques sophistiqués renouant présent et passé.

Et chacun et chacune d'être mis alors à contribution en agitant des petites boîtes à musique imitant le son des grenouilles, des chiens et cloches à vaches afin d'attirer les fantômes par les bruits qu'ils ont entendus de leur vivant… Ainsi du bruissement de la jupe tissée portée par Vanasay, la même que portait probablement sa grand-mère, ou du parfum des épices.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Lorsque le père de l'artiste sera convié à se joindre à elle, il affichera, lui, le blouson d'Elvis, ses lunettes noires et dansera le madison, marquant ainsi son attachement aux sixties et à la vague musicale venue des États-Unis ; une culture d'emprunt en rupture avec celle de ses origines laotiennes… Et si les saluts entre eux se font en langue natale – Sabaï dii –, la fille demande avec regret au père pourquoi il n'a jamais éprouvé le désir de lui apprendre le lao… Aujourd'hui, en lao, ils vont essayer d'invoquer l'esprit de la disparue en mêlant leurs voix.

Suivra la cérémonie laïque du Baci visant à rappeler les âmes sous la forme de bracelets noués à confectionner ensemble et disposés ensuite au sommet de l'autel central. Tandis que Vanasay, longs cheveux noirs encadrant un visage lumineux mis en valeur par des boucles d'oreilles, top soulignant sa poitrine, fait entendre sa voix cristalline de haute-contre, son père dispose les offrandes. Au moment de choisir des chansons du répertoire, on s'aperçoit qu'elles ont disparu de la mémoire, éparpillées par le morcellement géographique du pays et englouties par son histoire coloniale. Seul subsiste "le lam", ces paroles improvisées sur des musiques traditionnelles répétées en boucle afin de moduler la vie en train de passer.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Entreprenant alors un lam, la voix envoûtante de l'artiste s'élève dans les brumes entourant l'autel, tandis que – "théâtralement" – le public, inclus dans le périmètre de la bande magnétique susceptible de révéler "la voix de sa grand-mère", se sent partie prenante de la cérémonie jusqu'à ressentir une connivence sensible avec le rituel en cours et son inter-prêtre.

Une expérience sensorielle bouleversante qui, au-delà de l'intérêt ethnographique propre à la découverte de ce rituel laotien, nous introduit à des dimensions insoupçonnées pour notre raison d'occidental depuis longtemps passée sous les fourches caudines d'une rationalité rigoriste, réductrice de(s) sens… La recherche des origines fait pourtant figure de viatique pour qui entend renouer avec l'essence profonde de l'histoire qui le constitue. Cela suppose un pas de côté, oser se dépouiller des différentes couches de cultures hégémoniques qui, dans le cadre de la mondialisation des esprits, imposent leurs voix pour mieux "en-tairer" les nôtres.

Au travers de "La voix de ma grand-mère", l'indicible bonheur que nous offre Vanasay Khamphommala, artiste dont le magnétisme chamanique transgresse sereinement toutes frontières, c'est de nous brancher avec l'inentendable… pour le faire "raisonner" en nous.

Vu le vendredi 3 mai 2024 au Studio de création du TnBA à Bordeaux.

"ສຽງຂອງຍ່າ (la voix de ma grand-mère)"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Un projet de Vanasay Khamphommala.
Cie Lapsus chevelü.
Avec : Vanasay Khamphommala, Somphet Khamphommala
et les voix de Sieng In Bounmisay, Naly Lokhamsay, Daly Hiangsomboun.
Collaboration artistique : Thomas Christin.
Création sonore : Robin Meier Wiratunga.
Installation plastique : Kim lan Nguyễn Thi.
Travail chorégraphique : Olé Khamchanla.
Costumes : Vanasay Khamphommala, Marion Montel.
Tissage : Mai Bounmisay, Souksavanh Chanthavanh, Monkham Thongpanya.
Régie générale, son, plateau : Maël Fusillier.
Création lumière, régie lumière, plateau : Léa Dhieux.
Durée : 1 h.

Représenté du lundi 29 avril au samedi 4 mai 2024 au TnBA de Bordeaux (33).

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Tournée
14 et 15 mai 2024 : Théâtre des Îlets - Centre Dramatique National, Montluçon (03).

Yves Kafka
Mardi 14 Mai 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024