La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

"La Zone" Corps à corps avec l'impensable, une histoire russe

Quand on est d'origine russe (et ukrainienne par sa famille), que l'on souffre au plus profond de soi des exactions meurtrières d'un tyran qui, après avoir envahi la Crimée en 2014, s'en prend désormais à l'Ukraine dans une politique de terre brûlée et d'extermination ciblée des civils, de quelle arme dispose-t-on pour dire l'impensable de la folie humaine ? Nadia Larina, chorégraphe et danseuse - à qui l'on doit notamment les saisissants "Muage" et "Every drop of my blood" - se lance dans un frénétique corps-à-corps pour tenter d'exorciser devant nous, pris à témoin, l'effroi de la barbarie.



© Catherine Passerin.
© Catherine Passerin.
Cette "auto-chorégraphie", projetant dans le langage dansé ce que les mots ont peine à articuler, Nadia Larina l'avait créée en 2018. Même si notre conscience hexagonale s'était, en ces temps pourtant pas si lointains, "accommodée" de la russification forcée du lointain et pourtant européen Donbass, la volonté d'annexion d'un territoire ukrainien par l'autocrate russe portait en elle les ferments du désastre actuel. L'artiste, comme en vigie, avait déjà dans le champ qu'est le sien eu à cœur de témoigner poétiquement de l'horreur en marche. En 2022, le génocide redouté faisant effraction dans le réel, elle reprend sa performance chorégraphiée, plus investie que jamais du désir de danser sa révolte.

Dans la boîte noire du petit Théâtre du Cerisier de Bordeaux, plongée dans l'obscurité d'une nuit plombante, une forme se détache péniblement. Celle d'une jeune femme assise sur une chaise, la tête entre les mains, accablée par un malheur paralysant. Lorsque lentement, elle relève les yeux, elle s'extrait comme un automate de son siège pour franchir les quelques mètres qui la séparent de l'objet de sa stupeur, un récepteur radio et les nouvelles qu'il égrène… "Triomphe du président Vladimir Poutine… quatrième mandat, quatre ans après le rattachement de la Crimée…", peut-on entendre. Déployant alors une énergie insoupçonnée, elle se saisit à deux mains du poste et se roule à terre de rage en le brandissant à bout de bras dans un corps-à-corps éperdu, aussi beau chorégraphiquement qu'effrayant.

© J.-P. Marcon.
© J.-P. Marcon.
"Victoire écrasante"… Tentant alors d'étouffer la voix du speaker en recouvrant la radio des feuilles d'un journal où se détachent des titres en alphabet cyrillique, elle se relève, hagarde, dans un silence de mort. Encore hébétée, elle se coiffe d'un foulard éclatant de couleurs, le noue soigneusement autour de son cou, l'ajuste avec autant d'application que si elle prenait soin de sa seconde peau, celle de son identité piétinée par un dictateur sanguinaire. Foulard floral russe, foulard coloré ukrainien, aux motifs les faisant confondre tant ils appartiennent à la même culture outragée par "l'orage de fer, d'acier, de sang" s'abattant sur l'Ukraine. Tissu aux couleurs vives contrastant avec les coulées noires des façades bombardées.

Châle sur la tête et tournant le dos au pays aimé, elle esquisse l'au revoir tragique de celles et ceux qui, contraints et forcés par la guerre, sont condamnés à prendre les trains de l'exil. Mouvements désarticulés des bras et du cou, jetés violents au sol, tentatives surhumaines pour se relever, contorsions inhumaines, glissés et élans brisés, combat héroïque de la fragile faïence ornée de dess(e)ins raffinés contre les mâchoires métalliques des chars du despote.

© Catherine Passerin.
© Catherine Passerin.
La musique originale créée par Bastien Fréjaville (qui prolongera la performance par le don de son concert électro rock, "Plein vol") fait écho à celles des musiciens russes "dissidents" tels qu'Edouard Artemiev ou Vladimir Vyssotski. Ces sonorités fortes sous-tendent la chorégraphie pour la teinter de leurs notes chargées de références poétiques et politiques. De même que les traces pour toujours irradiantes de "La Supplication" de Svetlana Aléxiévitch, s'imposant dans le récit pour faire entendre la voix tragique d'une veuve de pompier de Tchernobyl. La danseuse, torche vivante, s'écrasant alors de douleur contre le mur dressé.

À l'abattement tragique, succède la révolte tonique. Accompagnée à la radio par le chanteur rock Viktor Tsoï de la parenthèse pérestroïka de Gorbatchev, elle envoie valser le journal propagandiste, lui fait un sort pour prendre le sol à témoin… Au lieu d'être le sol qui engloutit, il devient la surface dure sur laquelle dorénavant elle prendra appui pour "rebondir", un rebond métaphorique accompagnant sa rage de vivre. Son foulard devient alors tunique, l'enveloppe comme une mue euphorisante, ses mouvements se font amples et son regard se tourne résolument vers un nouvel horizon.

Coiffée un temps d'une tête de cheval, symbole de la femme abaissée au niveau des chevaux de trait sous Staline, elle arrache le masque chevalin pour le projeter énergiquement à terre. Dès lors, à visage découvert, sa nature féminine recouvrée, le journal mensonger ou ce qu'il en reste, déchiré, piétiné et éparpillé comme autant de lettres mortes dispersées au vent, elle impressionne par la puissance qu'elle dégage. L'apothéose verra l'artiste s'inscrire fièrement dans le récit des Femen - mouvement féministe né en 2008 en Ukraine - en se peignant des couleurs du drapeau ukrainien.

© Catherine Passerin.
© Catherine Passerin.
Buste nu peint de jaune et de bleu, regard lumineux et fier, poing levé, elle défie crânement l'arsenal militaire de Poutine. Incarnation subliminale de la Statue de la Liberté, la chorégraphe-danseuse devient alors - corps et âme - l'égérie rêvée de la résistance des opposants russes alliés aux héroïques Ukrainiens dans un saisissant tableau final, sorte de remake contemporain de "La liberté guidant le peuple". Superbe.

Spectacle vu le samedi 16 avril 2022 au Théâtre Le Cerisier de Bordeaux.

"La Zone"

© J.-P. Marcon.
© J.-P. Marcon.
Création 2018 de la Cie FluO.
Idée originale, chorégraphie et danse : Nadia Larina.
Musique originale, régie son : Bastien Fréjaville.
Durée : 36 minutes.

A été représenté les 14, 15 et 16 avril 2022 à 19 h 30 au Cerisier, rue Joseph Brunet à Bordeaux. Les recettes de la billetterie ont été reversées à des associations de soutien à l'Ukraine et aux opposants russes.

Autres représentations prévues
5, 6 et 7 mai 2022 à 19 h 30.
La Galerie BAG, 28, rue du Mirail, Bordeaux.
La représentation du 7 mai sera suivie d'un concert de Bastien Fréjaville, créateur sonore et musicien de la Cie FluO.
Réservations par mail à fluo.cie@gmail.com
Ou par texto au 07 69 85 67 10.

© Catherine Passerin.
© Catherine Passerin.

Yves Kafka
Mercredi 27 Avril 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | À l'affiche ter


Brèves & Com


Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023