La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"La Tendresse" On ne naît pas homme, on le devient… Une histoire de la masculinité mise à nu

Être un homme ? Tout un programme… ou, plus exactement, une programmation sociétale visant dès le plus jeune âge à modeler le masculin, à l'enfermer dans un carcan d'injonctions. "Tu seras fort, viril, puissant mon fils. Sur tes épaules repose le devenir du monde…" et autres prescriptions du même tonneau "de nature" à construire une identité masculine destinée à reproduire l'ordre patriarcal. Julie Berès, après avoir promu dans "Désobéir" le "non" des femmes au rang de sésame à leur liberté confisquée, réunit sur le plateau de "La Tendresse" huit comédiens en quête de leur identité à recouvrer.



© Axelle de Russé.
© Axelle de Russé.
Dans un décor de friche bétonnée - offrant plusieurs niveaux de jeu(x) - trouée de deux monumentales portes figurant les potentialités d'ouverture, surgissent des jeunes hommes décidés à en découdre. Leur énergie est d'emblée palpable dans l'agitation qui les gagne à écrire leur prénom - Junior, Naso, Djamil, Moha, Alex, Tigran, Natan… - sur le noir du béton, comme si cette "inscription" sauvage leur conférait la légitimité d'exister en tant qu'individu singulier. Huit jeunes interprètes de tous horizons, originaires d'Afrique, d'Arménie, d'Iran, de France, à la peau blanche, noire ou métissée, affichant crânement leur graph comme un tatouage porteur de leur existence non négociable.

Car peu importe leur origine, leur religion, leur classe sociale, ce qu'ils partagent, c'est leur "étiquette" d'homme, un héritage à endosser quoi qu'il en coûte. Formatés à l'envi, ils ressentent au fond d'eux-mêmes un conflit de loyauté vis-à-vis des prérogatives du sexe hérité à leur naissance, les conduisant à une soumission aux diktats qui les "conditionnent" en tant que mâles présumés dominants. Cependant, la carapace si dure soit-elle, à l'épreuve des coups de boutoirs de l'existence et du regard de leurs pairs, va se craqueler…

© Axelle de Russé.
© Axelle de Russé.
Sur fond de musiques rap et de chorégraphies hip-hop d'une tonicité percutante, le groupe porteur de l'entité masculine va projeter tour à tour au premier plan chaque participant dans un solo "révélateur", un battle à voix découverte.

Ce sera d'abord la figure imposée de "sa première fois" à raconter devant les autres. L'un délivrera la pression ressentie à n'avoir pu trouver "l'entrée", son vertige inhibiteur face au secret abyssal du continent féminin. L'autre confiera, combien dans un vestiaire, le regard négatif porté sur son corps adipeux d'adolescent fut pour lui un traumatisme, lui qui n'avait à la maison que Dieu comme interlocuteur pour parler de ces choses-là. Un autre encore révélera - non sans un bel humour - que pour avoir voulu rivaliser avec les modèles de super machos offerts par les films de gangsters, il avait dû se résigner à l'évidence : la vie, c'est moins intense, plus lent, "ça ne tient pas en une heure trente"

Un tableau choral des plus saisissants est celui de la virilité guerrière mise en exergue dans une chorégraphie rythmée par le crépitement des mitraillettes, bande son scandant le mouvement des corps criblés par les balles. Au nom du Père et du Saint-Esprit, Amen, comment les fils d'hommes sont conditionnés dès leur plus jeune âge pour servir de chair à canon au nom de la chère Patrie alors qu'il s'agit, au champ de la boucherie, de mourir pour servir les intérêts des grandes firmes et consorts. Junior, star du hip-hop, se livre alors à des acrobaties vertigineuses pour échapper aux balles. Touché, mais pas coulé, il se relève pour délivrer devant les cadavres affalés une tirade d'anthologie.

© Axelle de Russé.
© Axelle de Russé.
Quant aux images d'hommes véhiculées par leur père respectif, on ne peut pas dire qu'elles aient été porteuses de désirs d'identification. Ainsi de cette saillie à l'humour mortel adressée au père absent par l'un des fils : "La paternité, c'est pas mal, tu aurais dû essayer…". Cependant, confrontés au conditionnement auxquels ils ont affaire - aucun didactisme dans le propos, mais une profusion de points de vue pris sur le vif -, certains d'entre eux ont toujours du mal à renoncer à l'insulte suprême de PD, proférée pour dévaloriser, le croient-ils, leur condition masculine comme si être homo était déchoir de leur piédestal. Là encore, la dynamique traversant le groupe amènera au premier plan l'un d'eux, brisant l'omerta en disant son rêve de pouvoir épouser sous les orgues de l'église celui qu'il aimera, faisant ainsi superbement la nique à 2000 ans de culpabilisation catho.

Émouvants leurs rapports à la violence en eux, comme si elle y avait été déposée par des injonctions les dépassant. Hilarantes leurs techniques de drague des meufs, avec démonstration à l'appui dans la salle devenue terrain de chasse. La faiblesse affichée, le côté je suis un poète égaré dans un monde de brutes étant joué à merveille. Mais aussi les blessures narcissiques de ne pouvoir séduire, la peur paralysante de n'être pas conforme au modèle physique rêvé par la gente féminine. La détresse du danseur classique, seul sur ses pointes, n'ayant pour seul modèle de performance sexuelle que celui véhiculé par les acteurs du porno dont il nourrit sa solitude. Ou encore, pour compléter le tableau des grandeurs et misères du mâle, la fascination - dénoncée avec beaucoup d'humour - des hommes pour leur pénis… "pourtant si l'on écrivait son histoire à travers les âges, elle n'aurait rien de particulièrement glorieuse".

© Axelle de Russé.
© Axelle de Russé.
Entre coups de sang scandés par un hip-hop déchainé, des prises de paroles solo trouant le silence imposé par les diktats introjectés, se fait jour la naissance d'un nouvel homme. "Ecce homo", la promesse d'un homme libéré de ses chaînes, d'un homme propre à accueillir en lui la tendresse. Celle mise en jeu superbement par Julie Berès, à partir d'une écriture collective portée avec force et sensibilité par une troupe d'hommes authentiques.

Vu le mardi 17 janvier 2023 au TnBA, Salle Vauthier, Bordeaux. A été représenté du 17 au 21 janvier 2023.

"La Tendresse"

© Axelle de Russé.
© Axelle de Russé.
Conception et mise en scène : Julie Berès
Écriture et dramaturgie : Kevin Keiss, Julie Berès et Lisa Guez, avec la collaboration d'Alice Zeniter.
Avec : Bboy Junior (Junior Bosila), Natan Bouzy, Charmine Fariborzi, Alexandre Liberati, Tigran Mekhitarian, Djamil Mohamed, Romain Scheiner, Mohamed Seddiki.
Chorégraphie : Jessica Noita.
Création lumière : Kelig Lebars assisté par Mathilde Domarle.
Création son : Colombine Jacquemont.
Assistant à la composition : Martin Leterme.
Scénographie : Goury.
Création costumes : Caroline Tavernier, Marjolaine Mansot.
Le décor a été construit par les Ateliers du Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique-Nantes.
Régie générale création : Quentin Maudet.
Régie générale tournée : Loris Lallouette.
Régie son : Haldan de Vulpillières.
Production Compagnie Les Cambrioleurs.
Durée : 1 h 45.

© Axelle de Russé.
© Axelle de Russé.
Tournée
24 janvier 2023 : Scènes Vosges, Épinal (88).
Du 27 au 28 janvier 2023 : Théâtre de l'Union, Limoges (87).
Du 31 janvier 23 au 3 février 2023 : Le Grand T, Nantes (44).
Du 7 au 11 février 23 : Théâtre SQY, Saint-Quentin-en-Yvelines (78).
2 mars 2023 : Centre Culturel Athéna, Auray (56).
Les 7 et 8 mars 2023 : Théâtre de Cornouaille, Quimper (29).
Du 15 au 17 mars 2023 : Théâtre, Namur (Belgique).
21 mars 2023 : Espace Culturel Germinal, Fosses (95).
24 mars 2023 : Théâtre, Angoulême (16).
Les 6 et 7 avril 2023 : Les Utopiks, Chalon-sur-Saône (71).
11 avril 2023 : L'Avant Seine, Colombe (92).
13 avril 2023 : Théâtre du Cormier, Cormeilles-en-Parisis (78).
18 avril 2023 : Théâtre Cinéma Choisy-le-Roi (94).
Les 20 et 21 avril 2023 : L'Azimut, Châtenay-Malabry (92).
3 mai 2023 : Les Quinconces-L'Espal, Le Mans (72).
Les 5 et 6 mai 2023 : Théâtre, Lorient (56).
Du 9 au 13 mai 2023 : Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon (69).

Yves Kafka
Lundi 23 Janvier 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023







À découvrir

"Othello" Iago et Othello… le vice et la vertu, deux maux qui vont très bien ensemble

Réécrit dans sa version française par Jean-Michel Déprats, le texte de William Shakespeare devient ici matière contemporaine explorant à l'envi les arcanes des comportements humains. Quant à la mise en jeu proposée par Jean-François Sivadier, elle restitue - "à la lettre" près - l'esprit de cette pièce crépusculaire livrant le Maure de Venise à la perfidie poussée jusqu'à son point d'incandescence de l'intrigant Iago, incarné par un Nicolas Bouchaud à la hauteur de sa réputation donnant la réplique à un magnifique Adama Diop débordant de vitalité.

© Jean-Louis Fernandez.
Un décor sombre pouvant faire penser à d'immenses mâchoires mobiles propres à avaler les personnages crée la fantasmagorie de cette intrigue lumineuse. En effet, très vite, on s'aperçoit que l'enjeu de cet affrontement "à mots couverts" ne se trouve pas dans quelque menace guerrière menaçant Chypre que le Maure de Venise, en tant que général des armées, serait censé défendre… Ceci n'est que "pré-texte". L'intérêt se noue ailleurs, autour des agissements de Iago, ce maître ès-fourberies qui n'aura de cesse de détruire méthodiquement tous celles et ceux qui lui vouent (pourtant) une fidélité sans faille…

L'humour (parfois grinçant) n'est pour autant jamais absent… Ainsi lors du tableau inaugural, lorsque le Maure de Venise confie comment il s'est joué des aprioris du vieux sénateur vénitien, père de Desdémone, en lui livrant comment en sa qualité d'ancien esclave il fut racheté, allant jusqu'à s'approprier le nom d'"anthropophage" dans le même temps que sa belle "dévorait" ses paroles… Ou lorsque Iago, croisant les jambes dans un fauteuil, lunettes en main, joue avec une ironie mordante le psychanalyste du malheureux Cassio, déchu par ses soins de son poste, allongé devant lui et hurlant sa peine de s'être bagarré en état d'ébriété avec le gouverneur… Ou encore, lorsque le noble bouffon Roderigo, est ridiculisé à plates coutures par Iago tirant maléfiquement les ficelles, comme si le prétendant éconduit de Desdémone n'était plus qu'une vulgaire marionnette entre ses mains expertes.

Yves Kafka
03/03/2023
Spectacle à la Une

"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
C'est une grande leçon de théâtre que nous propose là la Compagnie de la Rencontre, et surtout Catherine Aymerie. Une très grande leçon !

Brigitte Corrigou
07/04/2023
Spectacle à la Une

Dans "Nos jardins Histoire(s) de France #2", la parole elle aussi pousse, bourgeonne et donne des fruits

"Nos Jardins", ce sont les jardins ouvriers, ces petits lopins de terre que certaines communes ont commencé à mettre à disposition des administrés à la fin du XIXe siècle. Le but était de fournir ainsi aux concitoyens les plus pauvres un petit bout de terre où cultiver légumes, tubercules et fruits de manière à soulager les finances de ces ménages, mais aussi de profiter des joies de la nature. "Nos Jardins", ce sont également les jardins d'agrément que les nobles, les rois puis les bourgeois firent construire autour de leurs châteaux par des jardiniers dont certains, comme André Le Nôtre, devinrent extrêmement réputés. Ce spectacle englobe ces deux visions de la terre pour développer un débat militant, social et historique.

Photo de répétition © Cie du Double.
L'argument de la pièce raconte la prochaine destruction d'un jardin ouvrier pour implanter à sa place un centre commercial. On est ici en prise directe avec l'actualité. Il y a un an, la destruction d'une partie des jardins ouvriers d'Aubervilliers pour construire des infrastructures accueillant les JO 2024 avait soulevé la colère d'une partie des habitants et l'action de défenseurs des jardins. Le jugement de relaxe de ces derniers ne date que de quelques semaines. Un sujet brûlant donc, à l'heure où chaque mètre carré de béton à la surface du globe le prive d'une goutte de vie.

Trois personnages sont impliqués dans cette tragédie sociale : deux lycéennes et un lycéen. Les deux premières forment le noyau dur de cette résistance à la destruction, le dernier est tout dévoué au modernisme, féru de mode et sans doute de fast-food, il se moque bien des légumes qui poussent sans aucune beauté à ses yeux. L'auteur Amine Adjina met ainsi en place les germes d'un débat qui va opposer les deux camps.

Bruno Fougniès
23/12/2022