La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"La Pêche du jour"… Dialogue cruel et poignant sur les migrants et la honte de l'Europe !

Il faut de l'humanité et un vrai sens artistique et des responsabilités pour écrire, comme l'a fait Éric Fottorino, un dialogue sur l'Europe, avec sa cruauté et son cynisme, entre un pêcheur de "migrants" et une femme visitant son "activité". Jacques Weber et Lola Blanche donnent un visage des plus criants et tragiques d'une actualité qui ne compte plus ses morts et qui disparaît peu à peu de nos écrans.



Lola Blanchard et Jacques Weber © Giovanni Cittadini Cesi.
Lola Blanchard et Jacques Weber © Giovanni Cittadini Cesi.
Une table faisant face au public, avec deux chaises de chaque côté et une bouteille remplie d'eau où dialoguent côte à côte un vieil homme, cynique et désabusé, et une jeune femme, grave.

Le texte est d'Éric Fottorino, journaliste et écrivain français. Il a dirigé Le Monde (de 2007 à 2011) puis est devenu cofondateur de l'hebdomadaire "Le 1" et les trimestriels "Zadig", "America" (paru de 2017 à 2021 durant le mandat de Trump) et "Légende".

On ne sait rien de ces deux personnages. Ni leur nom, ni leur statut social, ni leur métier sauf l'activité macabre, pour le vieil homme, de pêcher des "migrants" noyés dans la Méditerranée. Par cette approche à dessein de non-précision, l'auteur représente ainsi ce néant humanitaire dans lequel beaucoup d'États, de gouvernements et de politiques européens se sont engouffrés pour refuser d'ouvrir dignement à ceux-ci leurs frontières. Sauf à leur jeter discrédit et anathèmes pour les trier très drastiquement en alimentant une peur feinte ou réelle, mais assurément calculée, de fantasmes de terrorisme et de "viols sur nos femmes et nos filles".

© Giovanni Cittadini Cesi.
© Giovanni Cittadini Cesi.
C'est toute cette honte qu'Éric Fottorino rappelle dans cette fable cruelle. Il donne aussi certaines précisions, comme ce triage inhumain effectué par les pays, pour essayer de débusquer hypothétiquement chez les enfants des adultes qui auraient maquillé leur âge afin d'être considérés comme des mineurs, et les rejeter beaucoup plus facilement.

Jacques Weber incarne ce vendeur qui pêche lui-même ces corps plus ou moins esquintés comme il le dit. Lola Blanchard, de son côté, est la jeune femme qui visite les lieux en posant des questions sur les cadavres entassés et répertoriés selon leur nationalité.

Qui est-elle ? Et que veut-elle ? À ces questions, le vieil homme, qui symbolise l'attitude des puissances occidentales et qui profite d'une situation dramatique pour créer un commerce macabre en écho aux politiques déshumanisantes d'exclusion et de rejet de très nombreux pays, donne une réponse sans détours.

Éric Fottorino et Jean-Michel Ribes © Giovanni Cittadini Cesi.
Éric Fottorino et Jean-Michel Ribes © Giovanni Cittadini Cesi.
Elle veut voir de ses propres yeux pour s'émouvoir, hypocritement, d'une tragédie sans agir, en fermant les yeux pour l'accuser, lui, de mettre ses mains dans le cambouis quand elle, de mains, elle n'en a pas. Il débarrasse ainsi l'Europe de ce qu'elle ne désire pas voir ni accepter. Au travers de ses colères et de ses propos, il exprime aussi le fait de nettoyer l'Europe de sa honte, selon lui, en faisant disparaître les "migrants".

L'importance et la justesse du texte sont servies avec beaucoup d'émotion et de force. Celui-ci est puissant, émouvant et pose un constat sans concessions. Chaque mot, chaque réplique, chaque phrase portent un message et font écho à l'actualité. Ayant parfois sous les yeux le texte, Weber et Blanchard en font une lecture incarnée, par moments, sans pour autant que l'émotion et le propos ne perdent en qualité.

Ce sont ainsi deux personnages dont l'un assume de façon détachée et cruelle la situation en en profitant quand l'autre ne veut rien assumer, mais s'en émeut. Fottorino montre ses deux visages qui caractérisent et amplifient la tragédie actuelle qui se déroule sous nos yeux en Méditerranée.

© Giovanni Cittadini Cesi.
© Giovanni Cittadini Cesi.
"Vous désespérez de Dieu quand moi je désespère des hommes", c'est par cette réplique que se finit cette tragique et très belle pièce. À saluer aussi, au-delà de la qualité de jeu des deux artistes, la dignité qu'ils ont eue de ne pas revenir sur scène pour un rappel coutumier malgré les applaudissements nourris, le propos ne s'y prêtant pas.

Depuis 2014, plus de vingt mille personnes sont mortes en essayant de traverser sur des embarcations de fortune la Méditerranée pour fuir la torture, l'extorsion, la détention, le viol et/ou les travaux forcés.

Bien que cette actualité disparaisse de plus en plus de nos écrans, l'année 2021 a été la plus meurtrière depuis 2015 avec plus de quatre mille quatre cents morts ou disparus en mer.

Toutes les recettes des représentations sont reversées à SOS Méditerranée.

"La Pêche du jour"

© Giovanni Cittadini Cesi.
© Giovanni Cittadini Cesi.
Texte : Éric Fottorino.
Mise en voix : Jean-Michel Ribes.
Avec : Lola Blanchard et Jacques Weber.
Durée : 1 h.

Du 21 janvier au 19 février 2022.
Du vendredi au samedi à 18 h 30.
Théâtre du Rond-Point, Salle Jean Tardieu, Paris 8e, 01 44 95 98 00 .
>> theatredurondpoint.fr

Pour faire un don à SOS Méditerranée :
>> don.sosmediterranee.org

Safidin Alouache
Jeudi 3 Février 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024