La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"La Langue de mon père" Se reconstruire avec l'absence du père dans une quête linguistique à dessein identitaire

Se raconter pour se réconcilier avec son passé, avec les siens, avec les absences assumées ou occultées… et éclaircir, comprendre, assimiler la problématique d'une identité compliquée à endosser, à vocation d'interdiction, celle d'être kurde (ou à moitié kurde, ici la différence n'a pas d'incidence) dans une Turquie qui applique encore une répression régulière (politique, militaire, sociale…) envers ce peuple dont même la langue fut longtemps considérée comme illégale.



© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Comment faire récit pour interroger la honte d'appartenir à un peuple, pour questionner les raisons d'un racisme au quotidien et pour réaliser un voyage salvateur sur son passé, aussi difficile soit-il lorsqu'il y est question de violences – tant dans la famille que dans la société où l'on s'est construite – et d'abandon. L'état d'autrice et de comédienne donne cette possibilité d'établir une histoire, un témoignage écrit et d'en faire sa transmission orale. Sultan Ulutas Alopé s'en est emparé pour concevoir une pièce inspirée de son propre parcours.

Sultan Ulutas Alopé est née à Istanbul en 1988 d’une mère turque et d’un père kurde. Comme son personnage, elle effectue le voyage vers la France en 2017 pour compléter un Master en cinéma et art dramatique. Comme toute étrangère, elle fait une demande de permis de séjour. Elle se saisit du temps de la procédure, durant lequel travailler lui est interdit, pour faire ce qu’elle n’avait pas osé jusqu’alors : apprendre le kurde, la langue de son père, dans un institut français. Au travers de cet apprentissage, elle exhume la honte d’être kurde, inconsciemment ressentie pendant l’enfance et l’adolescence, et effectue un voyage à l'envers dans sa mémoire, dans ses ressentis intimes, longtemps restés enfouis dans un passé confus et peu joyeux.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Et ce texte autographique devient alors en toute logique celui documentaire de la vie en Turquie dans les années quatre-vingt-dix. Au fil des souvenirs personnels surgissent des détails propres aux pratiques de la société turque à cette époque.

Prenant le parti de commencer la narration avec sa voix en off, elle entame son récit dans une forme à la fois de mise en situation et de justification. "Rassurez-vous, je ne suis pas une terroriste", précise-t-elle. Pourtant, elle est étonnamment souriante, lumineuse, faisant montre d'une forme d'humour… un peu grinçant. "Comment cela peut-il être dangereux de chanter, de parler dans sa langue ?"

"Comme le français n’est pas ma langue maternelle, j’ai une manière différente de m’exprimer dans cette langue. Dans le texte, il y a un langage particulier qui vient d’une "étrangère". Cela crée une cohérence avec la manière de parler de ce personnage immigré en France récemment. Les fautes et les anomalies de la langue du texte sont les bienvenues tant que le sens n’est pas altéré. Pour raconter cette histoire intime et politiquement très sensible dans mon pays, en Turquie, j’avais besoin de passer majoritairement par la langue française."

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Puis apparaissent, au fil de cette exploration orale, la notion de l'absence, celles du père, devenant une véritable habitude durant son enfance, parfois courtes, de quelques jours, parfois longues, pouvant durer des mois. D'autres souvenirs surgissent, de temps en temps plus douloureux… ou pas, comme la rencontre entre le père kurde et la mère turque, avec, en second plan, les relations quelques fois violentes entre les deux.

Ce parcours mémoriel, c'est aussi prendre conscience de certaines évidences peu aisées à comprendre lorsqu'on est une petite fille : "En tant qu’enfants Kurdes qui grandissent dans une région nationaliste Turque, nous comprendrons vite qu’il faut se camoufler comme des caméléons. Ma petite sœur, par exemple, le comprend en perdant sa meilleure amie parce que ses parents ont appris que notre père est Kurde. Moi, je n’ai pas envie de rester toute seule pendant toute ma vie. Donc, je me tais. Nous sommes deux de cette race dite "maudite" dans la classe, Salim et moi. Nous ne nous sommes jamais dits que nous sommes Kurdes, mais nous le savons."

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Bien plus tard, une fois partie à l'étranger, ici en France, viennent s'ajouter, comme de nouvelles épreuves, le statut de réfugiée et son cercle vicieux de l'obtention du permis de séjour. Mais, au travers de tout cela, est mis en exergue la problématique identitaire par la découverte d'une autre culture. Sultan Ulutas Alopé traite le sujet avec une réelle densité tout en gardant une certaine fraîcheur, tant dans le phrasé de son texte que dans son attitude ouverte et généreuse, osant parfois, avec le sourire, les adresses directes au public.

Ayant pris le parti d'une mise en scène sobre – excepté une séquence "dancefloor", comme un défouloir et une prise de conscience de l'occidentalité –, d'une scénographie dépouillée – seule une chaise est présente sur le plateau –, Sultan Ulutas Alopé nous offre, sous couvert d'apprentissage légitime de "La Langue de son père", une exploration instructive et documentée par l'expérience de ce que peut être une quête de l'identité. De l'autobiographie initiale à la fiction écrite et théâtralisée, elle rend cette problématique à nouveau universelle.

"La Langue de mon père"

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Texte : Sultan Ulutas Alopé.
Texte publié aux éditions L'Espace d'un instant, 2023.
Conception et jeu : Sultan Ulutas Alopé.
Collaboration à la mise en scène : Jeanne Garraud.
Création et régie lumière : Vincent Chrétien.
Durée : 1 h 15.

Du 23 janvier au 2 février 2024.
Tous les jours à 20 h, samedi 27 janvier à 18 h.
Relâche le dimanche 28 janvier.
TNS, Espace Grüber, Strasbourg, 03 88 24 88 24.
>> tns.fr

Tournée
6 février 2024 : La Mouche, Saint-Genis-Laval (69).
Du 12 au 14 mars 2024 : Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon 4e (69).

Gil Chauveau
Vendredi 2 Février 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024