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Théâtre

"La Collection" Entre vérités et mensonges, le je(u) des miroirs réfléchissants

Dans un décor dépouillé de tout artifice (deux canapés blancs alignés en parallèle, des tracés rectilignes dessinés au sol figurant les espaces), le jeu des vérités et mensonges confondus dans les mêmes élans de (in)sincérité distille une heure durant son effet entêtant, jusqu'à gommer tout repère de réalité. On imagine, côté jardin, une villa résidentielle de Londres où vivent Harry et Bill, son jeune protégé et couturier prometteur. Côté cour, l'appartement d'artistes de James et Stella, sa compagne et styliste renommée. Entre eux, un chassé-croisé où les mots occupent l'espace sans jamais rien dévoiler de l'hypothétique tromperie en jeu.



© Frédéric Jesson.
© Frédéric Jesson.
Une voix off liminaire nous prévient : la pièce fut créée pour la première fois en France, en 1965, par un certain Claude Régy, le dramaturge qui promut le silence à la hauteur d'un langage, un langage éviscéré des bavardages creusant son inanité. "Pour qu'un jeu d'acteur soit intéressant, il faudrait que l'acteur existe, mais à la fois qu'il trouve le moyen de sentir - et de faire sentir - sa part d'inexistence. Sentir et faire sentir qu'il est et qu'il n'est pas", cette injonction paradoxale dont parlait le créateur d'un théâtre hors norme, les comédiens au plateau vont s'en faire les porte-paroles investis.

D'une cabine téléphonique nimbée d'une lumière rouge en fond de scène, se détacheront successivement quatre ombres venant habiter les lieux de la représentation. Un mystérieux appel téléphonique ne trouvant pas son correspondant enclenche la mécanique à vide de dialogues dont la vacuité n'a d'égale que la tension qui la sous-tend. Qu'il soit question de jus de pamplemousse à servir, de la tringle de tapis mal ajustée de l'escalier, de boucles d'oreille pimpantes, du goût des olives, ou encore des versions s'annulant, en s'ajoutant les unes aux autres, de la supposée rencontre lors d'un salon de haute couture entre la femme de l'un et l'éventuel amant de l'autre, l'essentiel échappe… La vérité du malaise diffus, en revanche, est palpable de bout en bout.

© Frédéric Jesson.
© Frédéric Jesson.
Jusqu'à ce que le mari présumé trompé ne se découvre des atomes crochus avec le jeune homme étant sensé avoir entretenu une relation intime avec son épouse. Jusqu'à ce que le protecteur amant potentiel du jeune homme vienne à son tour trouver l'épouse pour lui dire que son mari harcèle son protégé avec une histoire d'adultère… puis, sans transition, affirmer au mari que sa femme lui a avoué avoir tout inventé de cette histoire avec "la limace des bas-fonds" sous son aile protectrice. Jusqu'à ce que, alors que l'on aurait pu croire le débat clos, le jeune homme présente une ultime version de cette histoire à tiroirs ayant mobilisé le désir d'amour, de puissance et de mort…

Tout n'est qu'allégations se superposant à l'envi. Quant à la chute, avant que le noir n'engloutisse ce quatuor en quête d'une vérité qu'ils ignorent et dont ils ne veulent aucun, elle prend la forme d'un point d'interrogation ponctué d'un regard inquisiteur.

Harold Pinter savait ce que - au théâtre, sinon dans la vie ordinaire - parler veut dire : combler le vide d'existences ne pouvant se dire puisque, par essence, elles n'existent que dans des faux-semblants proclamés, perdues dans la recherche d'un je-ne-sais-quoi qui leur échappe tout en leur servant de viatique incertain. Les quatre comédiens à l'unisson - Anne Charneau, Olivier Galinou, Fabien Mairey, Jean-Stéphane Souchaud - lui servant d'interprètes ce soir au théâtre du Lieu sans Nom (cela ne s'invente pas), semblent avoir hérité de sa manière de faire corps avec le langage, coquille vide d'un sous-texte sans cesse à réinventer.

© Gaëtan Boschini.
© Gaëtan Boschini.
Leur jeu impeccable de sobriété en tension, mis en lumière par une scénographie épurée, se hisse à la hauteur de l'enjeu fixé par le metteur en scène de l'intranquillité. En faisant résonner jusqu'à nous le fracas du silence se glissant entre leurs mots prononcés, ils donnent à entendre le jeu incessant de la vérité et du mensonge, le théâtre et son double. Silence, on joue.

Vu au Théâtre du Lieu sans Nom, à Bordeaux, le samedi 15 octobre. A été représenté du 13 au 16 octobre 2022.

"La Collection"

© Gaëtan Boschini.
© Gaëtan Boschini.
Texte : Harold Pinter.
Mise en scène : Collectif Revlux.
Avec : Anne Charneau, Olivier Galinou, Fabien Mairey, Jean-Stéphane Souchaud.
Par le Collectif Revlux.
Durée : 1 h.

Le Lieu Sans Nom, 12, rue de Lescure, Bordeaux.
>> lelieusansnom.fr

Tournée en cours de programmation.

Yves Kafka
Mardi 1 Novembre 2022

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

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Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023