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Théâtre

"L'envol perdu" La quête éperdue de l'inaccessible, une histoire de désirs…

S'il est un point commun entre ces trois créatures réunies dans une étonnante volière, c'est bien qu'elles sont, chacune dans son registre, des êtres de désir prêts à se brûler les ailes pour réaliser ce que d'aucuns - les résignés - nommeraient pures chimères… Trois personnages de "La Mouette", d'Anton Tchekhov, adaptée avec la complicité de Marianne Perdu, qui vont prendre leur envol dans une mise en jeu de Jean-Luc Terrade et Benjamin Ducroq propre à magnifier leur quête éperdue de l'inaccessible.



© Scope Kom.
© Scope Kom.
D'emblée le charme opère pour nous transporter dans un autre monde, vestige d'une opulence surannée… Celui de Sorine, le propriétaire de ce domaine envahi par la végétation, homme vieillissant, pouvant éprouver le sentiment d'être passé à côté de son existence et d'autant plus déterminé à goûter les plaisirs offerts par l'espérance de vie qu'est la sienne. Celui de Nina, jeune femme portant son rêve de devenir actrice comme un blason sur lequel figure en filigrane le portrait de son mentor, l'écrivain Trigorine, dont elle se dit follement amoureuse. Et puis celui de Kostia, le fils de la grande actrice imbue d'elle-même et amante de Trigorine, lui qui ne jure que d'absolu - réinventer l'art, "des formes nouvelles, sinon rien" - qui se meurt d'amour pour "sa mouette", la belle Nina, elle lui répondant en jouant de son violon.

"Rêver un impossible rêve/Aimer jusqu'à la déchirure/Aimer, même trop, même mal/Tenter, sans force et sans armure/D'atteindre l'inaccessible étoile", tel est le crédo des deux jeunes gens de Tchekhov dont la quête, à bien des égards, fait écho à celle chantée naguère par Jacques Brel. Ils investissent sans raison garder leurs passions respectives, tant pour l'art que pour l'amour d'un être, tous deux confondus dans le même désir, cultivant la démesure des sentiments (colère, abattement, euphorie) quand bien même devraient-ils en mourir…

© Scope Kom.
© Scope Kom.
Introduit au sein d'une imposante structure en fer rouillé - une serre que l'on doit à Yoann Penard, artiste sculpteur - au sol jonché des feuilles automnales, juché sur de méchants bancs de bois où l'on a pris place, on découvre trois formes mi-oiseaux mi-humaines endormies dans la volière leur servant d'abri. Chacune d'entre elles s'ébroue, traversée entre sommeil et veille par les éclats d'un passé qui n'arrête pas de passer en elles. Ce sont ces fragments qui, par éclats, vont trouer les barrières du temps pour venir faire sens dans le présent de la représentation.

Comme un magma impérieux qu'aucune digue ne pourrait contenir, les soliloques s'enchaînent, s'enchevêtrent, se font écho pour dire l'essence de la matière dont sont faits ces personnages. "Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil", faisait dire Shakespeare au magicien Prospero dans "La Tempête". Ici, Nina est littéralement magnétisée par son désir, Trigorine étant - elle le croit ardemment - celui qui peut lui offrir le sésame de ses rêves d'actrice, alors elle l'aime envers et contre tout. Kostia brûle, lui, de l'envie de créer une forme artistique inédite et sa passion pour Nina se nourrit d'amours littéraires, le consumant littéralement.

© Scope Kom.
© Scope Kom.
Lorsque ces êtres vont se rencontrer dans un présent improbable, le nôtre, ce sont leurs rêves qui vont s'entrechoquer. Tous sont mus par une sincérité au-dessus de tous soupçons, ce qui les rend magnifiquement touchants. Kostia tremble de dépit lorsque sa pièce est moquée par son impudente mère, et tremble d'amour lorsqu'il étreint dans ses bras "sa mouette" à laquelle il dédiait son œuvre. De même, la chanson langoureuse qu'il compose pour elle, sur une musique de Benjamin Ducroq, résonne des accents de son amour éperdu. Quant à Sorine, la bienveillance paternelle qu'il accorde à son neveu Kostia ferait fondre le pire des hommes.

Quand les doutes les assaillent, c'est le meilleur de l'humanité qui parle en eux. Ainsi de Kostia raturant son texte et froissant rageusement ses feuillets au nom d'exigences artistiques le rendant incapable de la moindre concession. Ainsi de Sorine proposant un titre à sa vie imparfaite - "L'homme qui a voulu…". Ainsi de Nina revenant après une longue absence vers "leur théâtre de jeunesse" pour suggérer au jeune homme, l'un et l'autre toujours épris, le thème d'une nouvelle : "Une jeune fille près d'un lac, heureuse comme une mouette. Un homme la détruit pour passer le temps…". La représentation théâtrale qui s'ensuit mimera la profession de foi artistique de Kostia réalisant - en dernier recours - son mantra : peindre la vie non telle qu'elle est, ni encore telle qu'elle devrait être, mais telle qu'on la voit en rêve…

© Scope Kom.
© Scope Kom.
Au charme envoûtant d'une scénographie propre à transporter dans un ailleurs poétique, "L'envol perdu" ajoute les interprétations troublantes d'Élise Servières dans le rôle d'une Nina traversée par des élans fulgurants, de Benjamin Ducroq dans celui d'un Kostia débordant de sensibilité à fleur de peau et de Daniel Strugeon dans celui d'un Sorine éclatant de vitalité sereine. Quant à l'adaptation subtile du texte d'Anton Tchekhov et à sa mise en jeu inventive, ils participent de la qualité de cette forme justifiant à elle seule ce qui est légitime d'attendre de tout spectacle pour enfants, sa capacité "à parler" merveilleusement aux adultes.

Vu, lors de sa création, le mardi 15 novembre 2022 au Centre Simone Signoret de Canéjan (33), dans le cadre du Festival Tandem de Canéjan.

"L'envol perdu"

Création 2022. Théâtre jeune public.
D'après "La Mouette" d'Anton Tchekhov
Sur une idée originale de Benjamin Ducroq.
Adaptation : Marianne Perdu, Jean-Luc Terrade.
Mise en scène : Jean-Luc Terrade.
Avec : Élise Servières, Daniel Strugeon, Benjamin Ducroq.
Décor structure : Yoann Penard.
Habillage scénique, costumes : Marion Bourdil.
Régie générale : Marius Bichet.
Assistant : Nicolas Meusnier.
Création lumière : José Victorien.
Maquillage : Michèle Bernet.
Musique, création sonore : Benjamin Ducroq.
Par le Maesta-Théâtre (Le Bouscat).
Tout public dès 9 ans.
Durée : 50 minutes.

>> signoret-canejan.fr

Tournée
1er décembre 2022 : Champ de foire - Saint-André de Cubzac (33).
15 décembre 2022 : Festival Sur un petit nuage - Pessac (33).
6 avril 2023 : Agora PNC - Boulazac (24).

Yves Kafka
Mercredi 23 Novembre 2022


1.Posté par regnier le 25/11/2022 14:27
Bravo, j'aime beaucoup, ne pouvant me déplacer, j'aime vous lire. MERCI

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© Pics.
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© Alejandro Guerrero.
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15/09/2023